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études-coloniales
3 mai 2012

Thiaroye, novembre-décembre 1944, Sénégal

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les prisonniers de guerre «indigènes»

en métropole :

persistance du mensonge et de l'oubli

Armelle MABON

 

Les combattants «indigènes» faits prisonniers par les Allemands en juin 1940 sont – pour le plus grand nombre – internés en France dans des frontstalags et non en Allemagne (près de 70 000 en 1941). Les Allemands ne veulent pas les garder sur leur sol de peur de contamination raciale, des maladies tropicales alors que le souvenir de la «honte noire» avec l'occupation de la Rhénanie par les troupes noires en 1919 reste gravé  comme une blessure nationale.

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troupes françaises de tirailleurs sénégalais,
prisonniers des Allemands en 1940

Ces quatre années de détention sur le sol français donnent un aspect singulier à cette captivité par la mise en place d'un monde colonial au sein même de l'hexagone. Du fait du remplacement des sentinelles allemandes par des officiers et des fonctionnaires civils français dans les Arbeikommandos, le travail forcé encore utilisé dans les colonies trouve son extension en métropole.

Une collaboration d'État qui est vécue par ces prisonniers de guerre comme une trahison.Les services de marainnage organisés pour réconforter ces hommes qui ne reçoivent plus de nouvelles de leur famille sont parfois accompagnés d'une fervente évangélisation.

Le soutien de la population locale et des services sociaux qui va jusqu'à l'aide aux évasions, parvient à réduire la distance entre deux mondes qui se découvrent et s'entraident. Le ralliement des évadés à la Résistance accentue cette proximité alors que les unions mixtes et la naissance de nombreux enfants métis mettent à mal la volonté de la puissance coloniale de maintenir les colonisés comme de simples sujets dotés de droits moindres.

C'est dans ce contexte qu'intervient la libération de ces prisonniers par les FFI ou les troupes alliées et la préparation des retours. Cette libération est entachée de suspicions des autorités françaises avec l'impact supposé de la propagande germanique et anticoloniale sur ces hommes. Les ex-prisonniers revendiquent le règlement de leur solde et les droits inhérents à leur statut. En réponse, ils reçoivent des promesses qui attisent une colère déjà perceptible.

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La tragédie de Thiaroye

Le 3 novembre 1944, à Morlaix, 2000 tirailleurs sénégalais doivent embarquer pour le Sénégal mais 300 d'entre eux refusent de monter à bord du Circassia tant qu'ils n'ont pas perçu leur solde et sont envoyés à Trévé dans les Côtes d'Armor. À l'escale de Casablanca, 400 hommes refusent de poursuivre le voyage et c'est donc 1280 tirailleurs sénégalais qui débarquent à Dakar le 21 novembre 1944 pour être immédiatement transportés à la caserne de Thiaroye (1).

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Conformément à la volonté du ministre des Colonies, les anciens prisonniers doivent être rapatriés le plus rapidement possible dans leurs villages et ventilés selon leur territoire d’origine (2). 500 hommes doivent prendre le train pour Bamako le 28 novembre. En métropole nombre de formalités préalables – habillement, paiement des rappels de solde de captivité, remboursement des livrets de caisse d’épargne, examen des droits à avancement, vérification des grades FFI – n’ont pas été remplies.

Les opérations s’en trouvent singulièrement compliquées. Les cinq cents hommes en partance pour Bamako, n’ayant pas obtenu satisfaction sur le règlement administratif de leur temps de captivité, refusent de prendre le train.

D’après les archives, et selon la réglementation en vigueur au moment de leur départ de Morlaix, ils n’ont perçu qu’un quart de leur rappel de solde avec la promesse qu’ils toucheraient le complément une fois arrivés à Dakar.  Le général commandant supérieur étant en tournée, c’est le général Dagnan, commandant la division Sénégal-Mauritanie (3) qui entame les palabres, alors que sa voiture est bloquée par les tirailleurs.

Zonguo Reguema du Burkina Faso, témoin direct de la tragédie de Thiaroye se rappelle que le général leur a annoncé qu’ils ne seront pas payés à Dakar mais dans leur cercle (4). Dans son rapport écrit après la mutinerie, le général Dagnan indique qu’il leur a promis d’étudier la possibilité de leur donner satisfaction après consultation des chefs de service et des textes.

Sur cette ultime promesse, les tirailleurs le laissent partir après qu’il eût exprimer sa satisfaction personnelle d’ancien prisonnier de les revoir. Bénéficiant d’un congé de captivité, il a quitté l’Allemagne en 1941 «pour lever, instruire et mettre sur pied les belles unités sénégalaises (5)».

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Mais la conviction du général Dagnan est formelle : le détachement est en état de rébellion, le rétablissement de la discipline et l’obéissance ne peut s’effectuer par les discours et la persuasion (6). Se considérant pris en otage, il met sur pied une démonstration de force militaire pour impressionner les anciens prisonniers de guerre. Le général commandant supérieur de Boisboissel, revenu de tournée, donne son accord pour une intervention le 1er décembre au matin à l’aide de trois compagnies indigènes, un char américain, deux half-tracks, trois automitrailleuses, deux bataillons d’infanterie, un peloton de sous-officiers et hommes de troupes français (7).

Le bilan officiel est de vingt-quatre tués, onze décédés des suites de leurs blessures, trente-cinq blessés, quarante-cinq mutins emprisonnés (8). Du côté des forces armées, on déplore un tirailleur blessé et trois officiers contusionnés.

Roger Bokandé, tireur d’élite du bataillon de Saint-Louis appelé pour cette opération de maintien de l’ordre, se souvient des anciens prisonniers arborant fièrement leurs galons, faisant face aux officiers français et ne montrant aucune peur, tomber sous une rafale de mitraillettes (9). Tout comme Zonguo Reguema, il précise que ce sont les Blancs qui ont tiré.

Thiaroye

 

Réécriture de l’histoire

Les différents rapports qui ont suivi ce funeste 1er décembre mentionnent un énervement perceptible depuis le débarquement à Dakar du fait que seul l’échange des billets de banque français en billets AOF est effectué. Le général Dagnan énumère les doléances des anciens prisonniers : paiement de l’indemnité de combat de 500 francs, d’une prime de démobilisation, d’une prime de maintien sous les drapeaux, après la durée légale, équivalent à la prime de rengagement (10).

À aucun moment le général Dagnan n’indique le rappel de solde (les trois quarts restants), alors que cette promesse non tenue cristallise les mécontentements. Le 12 décembre 1944, le colonel Siméoni écrit qu’à Morlaix «cette promesse a été faite à la légère pour calmer les prisonniers et pour se débarrasser de ce personnel encombrant. En fait, [ils] avaient perçu plus que leurs droits (11)». Cette assertion contredit l'indication donnée par le ministre des Colonies Pléven au gouverneur de l’AOF sur les dispositions prises en faveur des prisonniers de guerre rapatriables :

«Il a été décidé d’une part de leur faire des rappels de solde dont un quart seulement sera payable en France, d’autre part de les faire bénéficier d’une prime de démobilisation de cinq cents francs qui sera réglée à l’arrivée des ayants droit en AOF. Enfin, il avait été envisagé de doter chaque militaire indigène rapatriable d’un complet en toile. Malheureusement, en raison du peu de tissu dont on dispose en France, il n’a pas été jusqu’ici possible de réaliser ce projet (12).»

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Ces ex-prisonniers n'ont donc perçu qu'1/4 de leur solde. Le télégramme du 18 novembre 1944 émanant de la Direction des troupes coloniales attire expressément l’attention sur l’opportunité de régler au mieux et le plus rapidement possible les situations des militaires indigènes coloniaux et prisonniers de guerre. Il mentionne que la totalité de la solde doit être payée avant embarquement et non un quart comme prévu initialement. En tout état de cause, ces hommes auraient dû percevoir la totalité de leur solde à l'arrivée à Dakar.

Dans son rapport écrit le 15 mars 1945 donc bien après le 1er décembre, l’inspecteur général Mérat cite les propos du général Dagnan : «si le télégramme incitait nettement aux initiatives, il n’est pas certain toutefois qu’[il] autorisait implicitement de s’affranchir des règlements en vigueur ni d’une gestion serrée des fonds publics (13)». Ces propos laissent supposer que, sciemment, il n’a pas appliqué le principe imposant le règlement de la totalité de la solde.

En décembre 1944, une disposition de la Direction des troupes coloniales mentionne les mesures administratives à appliquer aux colonies pour les anciens prisonniers de guerre en sus des rappels de solde et des paiements de livrets d’épargne : indemnité forfaitaire de 500 francs, prime de démobilisation de 500 francs, sauf pour les tirailleurs admis à se réengager, prime de combat de 500 francs. Ces mesures sont très proches des doléances rapportées par le général Dagnan, dont le fond ne lui avait pas paru sérieux mais plutôt un prétexte à insubordination (14).

Le 12 janvier 1945, les instructions pour le bureau colonial confirment les trains de mesures en faveur des anciens prisonniers coloniaux : prime de démobilisation, règlement total de la solde de captivité, indemnité de congé de libération, costume civil du libéré démobilisé, bons de chaussures et linge de corps, «en un mot les mêmes droits et avantages que les libérés démobilisés métropolitains (15).»En réalitéles «mêmes droits» sont à géométrie variable.

Trois mois après cette note, l'inspecteur Mérat insinue à nouveau que les revendications importantes sont généralement injustifiées : «Ainsi les réclamations des ex-prisonniers de guerre étaient fondées sur une faible part, […] en matière de solde, tous les ex-prisonniers avaient touché en France plus que leur dû, […] les indications ont été données dans la métropole par des personnes irresponsables (16)

En réalité, ils n'avaient perçu qu'1/4 de leur solde et ont réclamé leurs justes droits d'anciens prisonniers de guerre. Il faut également mentionner le pécule ou livret du prisonnier. La législation de l’époque accorde aux prisonniers de guerre français une rétribution symbolique d’un franc par jour jusqu’en juin 1943, puis de 4 francs jusqu’à la Libération, soit une solde maximale et dérisoire de 2 758 francs (17). Ce pécule devait également être attribué aux originaires des colonies, ce que refuseront le gouverneur général Cournarie et le général de Boisboissel :

«Il est certain que l’attribution de nouveaux avantages pécuniaires aux ex-prisonniers, après leur libération, n’aurait alors aucun effet moral appréciable sur leur comportement futur. Par ailleurs, et surtout, étant donné que les militaires rapatriés sont déjà en possession, au moment de leur retour chez eux, d’un avoir considérable, l’octroi d’un pécule supplémentaire serait sans intérêt s’il s’agissait de sommes modestes, soit absolument contre-indiqué s’il s’agissait de libéralités importantes (18)

Le général de Boisboissel indique en outre qu’aucun décret ou document officiel ne prévoit l’attribution d’un pécule aux militaires indigènes car ils ne sont pas de nationalité française (19). Un pécule de 1 000 francs leur sera quand même alloué en mars 1945 – près de trois fois moins que pour un prisonnier de guerre métropolitain, payable à chaque prisonnier à son arrivée dans la colonie d’origine, un rappel devant être fait à ceux qui sont déjà rentrés. Le ministère des Colonies a ouvert un crédit de 30 millions pour l’octroi de ce pécule (20).

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L’administration française a toujours estimé que les Africains ne savaient pas se servir utilement des sommes perçues. Ainsi, la mise en place des prestations familiales a été retardée jusqu’en 1956, sous prétexte que les Africains dépenseraient cet argent pour la polygamie et l’alcool.

Les rapports contradictoires de l’armée après la mutinerie de Thiaroye posent question sur leur utilisation dans le processus de clarification des événements. Une lecture comparée des textes réglementaires et des rapports fait apparaître que la revendication majeure des anciens prisonniers – le paiement de la totalité des rappels de solde – est minorée, voire expurgée des rapports. Plus précisément, tout est commenté pour que les trois quarts de rappel de solde dus n’apparaissent pas en tant que tels.

Les forces armées stationnées à Dakar ne voulaient pas ou ne pouvaient pas assurer ce paiement malgré la réglementation formelle. Il «fallait» donc obvier à la preuve d’une revendication des plus légitimes réprimée dans le sang. L’absence de télégrammes officiels réglementant les droits de ces anciens prisonniers dans les archives (21) pourrait s’inscrire dans cette tentative d’occultation ou de travestissement des faits.

 

Quand la rumeur sert à camoufler une responsabilité

Depuis plusieurs années et de manière récurrente une rumeur provenant de diverses sources explique une soi-disant complexité dans le retour des ex-prisonniers à travers l'échange de marks en francs CFA alors que, comme nous venons de le voir, les rapports officiels bien que fallacieux n'évoquent aucunement la présence de marks et la difficulté de ce change avant la mutinerie. Il est difficile de dater l'origine de cette rumeur mais elle pourrait bien partir de l'interview d'un ancien prisonnier condamné pour fait de mutinerie, Doudou Diallo, devenu un personnage politique important au Sénégal.

L'article intitulé «L'aube tragique du 1er décembre 1944» publié dans la revue Afrique histoire  n° 7 de 1983 reprend cette interview. Si la monnaie allemande est évoquée, Doudou Diallo ne parle pas pour autant d'un problème de change de marks en francs CFA à Thiaroye, il indique juste qu'il était en possession de marks d'occupation qui, en fait, a été une monnaie qui a eu cours très peu de temps au début de l'occupation mais que les personnes détentrices ont dû restituer.

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Il est probable que des prisonniers en ont gardés mais cela devait représenter une somme bien marginale. C'est à Morlaix que Doudou Diallo a demandé à les changer et non à Thiaroye. L'historien sénégalais Mbaye Guèye cite, dans un long article sur Thiaroye, Doudou Diallo mais en situant la demande de change à Thiaroye : «Enfin ils souhaitaient pouvoir échanger leurs marks d'occupation contre la monnaie qui avait cours en Afrique française (22)».

Dans une interview diffusée en 2010 sur Internet dans le cadre du cinquantième anniversaire des Indépendances, Ibrahima Thioub, directeur du département Histoire de l'Université Cheik Anta Diop et successeur de Mbaye Gueye, reprend cette interprétation en l'amplifiant car il évoque le paiement en marks du travail de ces prisonniers dans  les camps en Allemagne et la difficulté du change (23).

Déjà en 1994, l'historien Yves Benot, pourtant peu suspect d'allégeance avec le pouvoir militaire, indique clairement le change de marks : «Des tirailleurs sont libérés des camps de prisonniers de guerre allemands et démobilisés. Débarqués le 21 novembre à Dakar, ils sont rassemblés au camp de Thiaroye à quelques kilomètres de la capitale. Mais ils attendent de recevoir les arriérés de leur solde et de pouvoir échanger leurs marks (24)».

Ce passage est régulièrement repris sur différents sites internet sans que le livre soit toujours cité et avec, parfois, des rajouts pour le moins inopportuns comme ici : «Mais ils attendent de recevoir les arriérés de leur solde et de pouvoir échanger leurs marks (monnaie officielle de la République fédérale d’Allemagne depuis juin 1948)». Le passage entre parenthèse ne figure pas dans l'ouvrage d'Yves Benot (25) qui ne donne pas plus d'éléments sur la provenance de ces ex-prisonniers en indiquant seulement «des camps de prisonniers de guerre allemands» sans préciser en France occupée, la confusion sur le lieu de détention est alors possible.

C'est ainsi que l'on voit apparaître sur des sites internet une nouvelle réécriture de l'histoire :   «Comme si cela ne suffisait pas, bon nombre de ces survivants seront condamnés jusqu’à 2 et 3 ans de prison ferme pour "insubordination". Certains sortaient des camps de concentration nazis ! (26)». Ainsi la corrélation entre présence de marks et internement en Allemagne et pourquoi pas en camps de concentration se trouve légitimée.

Sur le site royaliste Les Manants du Roi, Philippe Lamarque, docteur en droit, apporte des précisions qui ne font que rajouter de la confusion : «Les autorités militaires françaises veulent les renvoyer au plus vite chez eux. Mais la situation est plus compliquée qu’elle n’y paraît, principalement pour une question d’argent. Capturés en 1940 et réquisitionnés par l’Organisation Todt, chargée des travaux de fortification du Reich - notamment le célèbre «mur de l’Atlantique» -, ces hommes ont perçu leur solde plus un salaire d’ouvrier. Les tirailleurs exigent à bon droit de changer les Reichsmark qu’ils ont reçus contre des francs [...] (27)».

Peu de prisonniers de guerre «indigènes» ont été réquisitionnés par l'Organisation Todt qui allait puiser des contingents d'ouvriers essentiellement auprès des Groupements de Travailleurs Etrangers (GTE).  Dans cette interview, Philippe Lamarque assure que ce sont les noirs qui ont tiré sur les mutins sous prétexte que les officiers blancs avaient présenté ces ex-prisonniers comme des traitres à la solde de l'Allemagne. S'il est fort probable que cette méthode discréditant ces hommes a pu être utilisée, rien ne permet de dire que leurs frères de couleur les ont tués sur ordre. Les témoignages de Roger Bokandé et Zonguo Reguema contredisent ce discours préservant les officiers français.

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La presse nationale s'engouffre également dans la rumeur : «À Thiaroye, la mort pour solde de tout compte. Il y a soixante ans, le 1er décembre 1944, les tirailleurs sénégalais, réclamant leur salaire, furent massacrés. En novembre 1944, l'armée rapatrie à Dakar les tirailleurs sénégalais, démobilisés après avoir été tirés des camps de prisonniers allemands où il avaient échoué pour avoir défendu la France au combat en juin 1940. Contrairement aux combattants «français» blancs ils n'ont pas reçu leurs arriérés de solde, pas plus qu'on n'a échangé leurs marks (28)».

Avec de telles assertions, il n'est pas étonnant que les lecteurs fassent valoir leur étonnement en demandant pourquoi les Sénégalais ont été libérés en 1944 alors que les prisonniers «blancs» n'ont recouvré la liberté qu'en mai 1945. Même si Thiaroye n'a pas suscité de nombreuses recherches chez les historiens, des travaux solides existent cependant depuis plusieurs années (29). Evidemment, ils n'accréditent pas cette thèse rampante d'une captivité en Allemagne, d'un problème d'échange de marks mais, force est de constater que la rumeur trouve une prégnance par une propagation peu usitée par les historiens : l'image. Dans certains documentaires, se glisse furtivement cet épisode d'échange de marks comme dans  «Tirailleurs une mémoire à vif» de Florida Sadki (2006). Le film d'animation de Rachid Bouchareb "l'ami ya bon" (2004) (30) se présente ainsi :

«1er décembre 1944 - Un jour d'infamie. Des tirailleurs sénégalais sont libérés des camps de prisonniers de guerre allemands et démobilisés. Débarqués le 21 novembre à Dakar, ils sont rassemblés au camp de Thiaroye à quelques kilomètres de la capitale. Mais ils attendent de recevoir les arriérés de leur solde et de pouvoir échanger leurs marks...» et s'achève avec ces mots : «Le 1er décembre 1944 au camp de Thiaroye, les Tirailleurs sénégalais qui réclamaient leur solde impayée durant leur détention en Allemagne furent massacrés».

Ce petit film d'animation d'une belle esthétique et d'une grande force visuelle est visionné des milliers de fois via internet. Nous avons prévenu Rachid Bouchareb via sa maison de production de cette grave erreur historique mais nous n'avons vu aucune rectification pourtant indispensable pour enrayer cette rumeur qui offre un alibi à la France pour ne pas reconnaître l'ampleur de ses responsabilités dans ce drame.

Si le spectacle de Rap «À nos morts» sur Thiaroye écrit et joué par Farba Mbaya, mis en scène par Yann Gilg se sert des images du film l'ami y a bon en décor (31) (2009), le texte d'une grande sobriété  s'arrête à l'essentiel : la France ne veut pas payer la solde due.

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tirailleurs sénégalais à l'entraînement

La belle exposition «L'outre-mer français dans la guerre 39-45» (32) évoque la tragédie de Thiaroye  en reprenant malheureusement  cette méprise puisqu'il est indiqué que les ex-prisonniers revenant des camps allemands étaient en colère car ils avaient pu échanger que la moitié de leurs marks.

Il est impératif désormais de stopper cette rumeur qui devient une réécriture de l'histoire : puisque ces ex-prisonniers possèdent des marks c'est qu'ils revenaient d'Allemagne... Peut-être faut-il prendre les moyens de grande diffusion comme le cinéma pour parvenir à restaurer une histoire qui ne saurait supporter plus longtemps cette rumeur dommageable à la mémoire de ces hommes et des Français qui ont su leur montrer un bel élan de solidarité.

La France d'après-guerre a  tenté d'effacer les traces de cette tragédie mais aussi de leur présence en terre métropolitaine pour ne pas avouer le remplacement des sentinelles allemandes par des officiers français, pour ne pas avouer le sort réservé aux femmes françaises devenues mères célibataires d'enfants métis et aux pères que la France voulait déchoir de leur autorité paternelle mais aussi pour ne pas donner à lire les commentaires peu flatteurs voire racistes de l'Armée qui réfutait à ces hommes l'intelligence pour comprendre la noblesse de la Résistance.

 

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Histoire et commémoration

L'historien qui cherche la vérité du passé avec des moyens scientifiques réveille aussi les mémoires.  Confronté à l'oubli pesant qui forcément interroge, il est amené à utiliser tous les moyens lui permettant de s'approcher de cette vérité. En histoire contemporaine, l'appel aux témoignages permet de suppléer aux défaillances des archives écrites. Mais la confrontation avec des témoins, au-delà de l'émotion qu'elle peut susciter et qu'il faut savoir gouverner, entraîne parfois l'historien dans la commémoration au sens d'un devoir de mémoire pour rendre justice. En combattant l'oubli, l'historien s'associe à la commémoration.

Paul Ricœur estime que le «devoir de mémoire» est un impératif mais déplore  «l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire et d’oubli» (33).  Mais il existe un autre spectacle inquiétant qui peut se révéler à travers  l'édification de stèles, symbole des commémorations. Les inscriptions, parce qu'inaliénables, ont leur importance et l'historien, par sa connaissance du passé, s'il est sollicité aide à trouver les mots nécessaires.

La mémoire des prisonniers de guerre internés à Quimper a voulu ainsi être honorée. À l'origine du réveil mémoriel, j'ai effectivement été sollicitée pour la fabrication de la stèle. Les personnes chargées de ce dossier, maire compris, ont sans doute estimé que  mettre des chiffres très précis issus des documents que je leur avais transmis auraient plus d'impact pour ce souvenir.

J'ai eu beau leur prouver que ces chiffres ne correspondaient pas à la réalité, que les prisonniers métropolitains étaient comptabilisés deux fois, que leur hommage oubliait un grand nombre de ces prisonniers et que le libellé ne permettait pas aux Nord-Africains de loin les plus nombreux de se retrouver sur cette stèle,  rien n'y a  fait. La délégation à la Mémoire n'a pas plus obtenu gain de cause. La rigueur scientifique ainsi malmenée entraîne une contruction mémorielle galvaudée qui positionne les honorés comme des quémandeurs d'une réparation et non comme des citoyens qui trouvent enfin une vraie reconnaissance.

L'Histoire et les volontés mémorielles ne sont pas en concurrence mais il faut faire preuve d'humilité, d'engagement et d'écoute de part et d'autre comme à Morcenx dans les Landes qui a honoré la mémoire d'un tirailleur, Koutougou Nitiéma, abattu par les Allemands. "Les amis de Brassenx" ont pris appui sur des recherches historiques pour parvenir à reconstituer la vie de Koutougou (34).

Ce travail mémoriel a suscité un élan de coopération par la construction d'un puit à Goumsi au Burkina Faso d'où était originaire Koutougou. Trévé dans les Côtes d'Armor a également érigé une stéle pour les 300 ex-prisonniers de guerre qui avaient refusé de monter sur le Circassia. Cette petite ville de Bretagne est peut-être aussi la première en France à honorer la mémoire des victimes de Thiaroye, modeste rempart en bronze contre une réécriture de l'Histoire qu'il est bien difficile de juguler.

Armelle Mabon
Maître de conférences à l'Université Bretagne Sud
Lorient mars 2012
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** Alertée par Armelle MABON sur la présentation erronée de la tragédie de Thiaroye à l'exposition «L'Outre-Mer français dans la guerre 39-45», Madame Lévisse- Touzé, Directeur des deux Musées Mémorial du Maréchal Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris a accepté de retirer le texte.

- auteur du documentaire «Oubliés et trahis, Les prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains» réalisé par Violaine Dejoie-Robin, Grenade productions, 2003

- dernier livre paru : Prisonniers de guerre «indigènes» Visages oubliés de la France occupée, La Découverte, 2010.

- recherche en cours : Parcours de vie d'un prisonnier de guerre sénégalais, ex-boxeur professionnel et de sa marraine de guerre, professeur de latin-grec, à partir d'un échange épistolaire entre 1941 et 1942.

9782707150783

 

__________________________

1 - Renseignements, Dakar, le 21 novembre 1944 (ANS, 21G153[108]).

2 - Le ministre des colonies au gouverneur de l'AOF, Paris, le 31 octobre 1944, signé Pléven (CAOM, 6 [15] D73)

3 - Il fut remplacé par le général Magnan ce qui explique les possibles confusions.

4 -Interview effectuée par Hervé de Williencourt, 1999.

5 - Rapport du général Dagnan, Dakar, le 5 décembre 1944 (CAOM, DAM, 74).

6- Rapport du colonel Le Masie, chef d’état-major, Dakar, 5 décembre 1944 (CAOM, DAM, 74).

7 - Rapport du général Dagnan, 5 décembre 1944 (CAOM, DAM, 74).

8 - Certains pensent que le nombre de tués est beaucoup plus important, jusqu’à deux cents morts.

9 - Documentaire Oubliés et trahis,réalisé par Violaine Dejoie-Robin, auteure Armelle Mabon, produit par Grenade productions, 2003

10 - Rapport sur Thiaroye, l’inspecteur général Mérat, chef de mission, à M. le ministre des Colonies, Dakar, le 15 mars 1945 (CAOM, DAM, 3).

11 - Rapport du lieutenant-colonel Siméoni, 12 déc. 1944 (CAOM, DAM, 74).

12 - Paris, le 31 octobre 1944 (CAOM, 6 (15) D73).

13 - Rapport sur Thiaroye de l’inspecteur général Mérat , op. cit. (CAOM, DAM,3).

14 - Ibid.

15 - , F9, 3815.

16 - Ibid.

17 - Le gouvernement français ne s’acquittera de cette dette pour tous les prisonniers de guerre métropolitains qu’en 1958, avec une monnaie dépréciée.

18 - Le gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, Dakar, le 13 décembre 1944 (ANS, 5D162(89).

19 - Lettre du général de Boiboissel au gouverneur général de l’AOF, 8 décembre 1944 (ANS, 4D68 (89).

20 - Croix-Rouge française, Comité central d’assistance aux prisonniers de guerre en captivité, section outre-mer, procès-verbal réunion du 8 mars 1945 (AN, F9, 3815).

21 - Les circulaires n° 2080 ou n° 260 du 21 octobre 1944, n° 3612 du 4 novembre 1944, n° 6350 du 4 décembre 1944, n° 7820 du 16 décembre 1944 (Direction des troupes coloniales) et la dépêche n° 2669 du 30 janvier 1945 pour les Nord-Africains n'ont pas été retrouvés. Cependant, grâce à la lecture de différents courriers et rapports, il nous est possible de restituer le contenu de ces textes officiels.

22 - Mbaye Gueye, «Le 1er décembre 1944 à Thiaroye où le massacre des tirailleurs Sénégalais anciens prisonniers de guerre», Revue sénégalaise d'Histoire, n°1, 1995, p. 10.

24 - Yves Benot, Massacres coloniaux 1944-1950 : La IVe République et la mise au pas des colonies françaises, La Découverte, Paris, 1994.

25 - http://dameforever.blogs.nouvelobs.com/archive/2009/12/01/premier-decembre-1944-au-camp-de-thiaroye-a-l-origine-du-mas.html01.12.2009

27 - http://www.lesmanantsduroi.com/articles/article5143.php, source Historia, novembre 2006.

28 - Ange-Dominique Bouzet, Libération du 1er décembre 2004.

29 - Myron J. Echenberg, «Tragedy at Thiaroye : the senegalese soldiers' uprising of 1944», African labor History, 26 n°4, 1978, p. 109-128 ; Brigitte Reinwald, Reisen durch den Krieg, Klaus Schwartz Verlag, 2005 ; Julien Fargettas, « La révolte des tirailleurs sénégalais de Tiaroye  Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 92, oct.-déc. 2006, p. 117-130 ; Julien Fargettas, Les tirailleurs sénégalais Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012 ; Eugène-Jean Duval, L’Épopée des tirailleurs sénégalais, L’Harmattan, Paris, 2005 ; Bakari Kamian, Des tranchées de Verdun à l’église Saint-Bernard, op. cit., p. 322 ; Armelle Mabon, « La tragédie de Thiaroye, symbole du déni d’égalité »,  Hommes & Migrations, n° 1235, janvier-février 2002, p. 86-97.

32 - Mémorial du Général Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris  Musée Jean Moulin, 4 novembre 2011 – 24 juin 2012.

33 - Paul Ricœur, la Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, 2000.

34 - Maryse Fagotat et Jean-Charles Coumailleau, «Sur les pas de Koutougou Nitiéma»,  Les amis de Brassenx, Bulletin n°16, novembre 2010, pp.15-30.

 

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5 mai 2012

accords d’Évian : crime d’État et/ou crime contre l’humanité ?

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réponse à Bernard Coll

Guy PERVILLÉ

 

Bernard Coll, président de l’association "Jeune pied-noir", m’avait invité à participer au colloque qu’il organisait le samedi 17 mars à Paris sur le thème suivant : "Les accords d’Évian du 19 mars 1962 : crime d’État et/ou crime contre l’humanité".
Ce colloque commençait par un hommage rendu au grand économiste (prix Nobel d’économie en 1988) et grand citoyen Maurice Allais (1911-2010), auteur du livre L’Algérie d’Evian, publié en 1962 et réédité par Jeune Pied-noir en mars 1999 (Maurice Allais, L’Algérie d’Évian, deuxième édition, Jeune Pied-Noir, 1999, 379 p.). N’ayant pas pu y assister, j’avais envoyé par mail mes réponses aux questions posées par Bernard Coll. Je crois devoir publier mes réponses pour les comparer aux conclusions de ce colloque et aux positions prises par Maurice Allais sur le même sujet.

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- Questionnaire adressé à Guy Pervillé :

1) Quelle est votre définition du «crime d’État» ?

"Il s’agit d’un crime commis par un État (ou par son gouvernement). Cette notion s’est imposée depuis que des tribunaux internationaux ont été créés à partir de la fin de la Deuxième guerre mondiale.

2) Quelle est votre définition du «crime contre l’Humanité» ?

La notion de "crime contre l’humanité" a pour origine, si je me souviens bien, la condamnation par les puissances de l’Entente (France, Grande Bretagne et Russie) de l’extermination des Arméniens par les Turcs, condamnation qui a motivé la mise en jugement des responsables de ce crime par la justice ottomane après la guerre, mais la victoire de Mustapha Kemal en 1923 a mis fin à la reconnaissance de ce crime.
Puis la notion de crime contre l’humanité à été une nouvelle fois officialisée en 1945 par les puissances victorieuses de l’Allemagne nazie, qui ont créé le tribunal interallié de Nuremberg en 1946 pour juger les responsables nazis pour trois types de crimes : les crimes contre la paix (déclenchement d’une guerre d’agression), les crimes de guerre (violation des lois de la guerre qui protégeaient les non-combattants et les combattants hors de combat par ces conventions internationales imposant des limites à la violence autorisée en temps de guerre), et enfin les "crimes contre l’humanité", dont le plus grave était celui de "génocide".
À partir de là, on a discuté pour savoir si le seul génocide avait été la tentative d’extermination des juifs par les nazis, ou si le massacre des Arméniens organisé par les Turcs méritait on non de le rejoindre dans la même catégorie (rappeler le procès intenté par les associations arméniennes contre l’historien américain Bernard Lewis pour avoir contesté le bien fondé de l’application de ce concept au massacre des Arméniens).
Mais un problème tout aussi grave est posé par la tendance à la dévaluation du concept de crime contre l’humanité. En effet, étant donné que le crime contre l’humanité est la seule catégorie de crimes qui soit imprescriptible dans notre pays, tout ceux qui veulent faire juger un crime ont intérêt à le définir comme étant un "crime contre l’humanité".

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Klaus Barbie

C’est particulièrement évident en France, où le procès de Klaus Barbie en 1985 à conduit la Cour de cassation à proposer une nouvelle définition de ce crime, qui en fait supprime la distinction claire et nette qui existait jusque là entre le crime de guerre et le crime contre l’humanité (voir mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Picard, 2002, pp. 302-303). Cette nouvelle définition a été confirmée par le nouveau code pénal français de 1994. Mais l’avocat franco-algérien de Klaus Barbie, Maître Jacques Vergès, n’avait pas attendu cette date pour dire que désormais, on pourrait dire que le général Massu avait commis des "crimes contre l’humanité" envers le peuple algérien durant la bataille d’Alger.
Personnellement, je pense que les historiens ne doivent pas accepter cette dévaluation des mots : il faut maintenir une différence de gravité entre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Ces derniers doivent, me semble-t-il, être limités à ceux qui impliquent une négation de l’humanité des victimes par les bourreaux.

3) Qui a conçu, préparé, choisi les interlocuteurs et mené à terme les Accords d’Évian ?

Du côté français, les négociateurs ont été choisis par le général de Gaulle, par le Premier ministre Michel Debré, et par le ministre des affaires algériennes Louis Joxe, ancien secrétaire général de Quai d’Orsay. Ils étaient principalement des diplomates de carrière. Du côté algérien (FLN), ils ont été choisis par les principaux membres du GPRA. Mais le GPRA en fonction au début de la négociation, présidé par Ferhat Abbas, réputé pour sa modération, fut remplacé par un nouveau GPRA de tendance plus radicale, présidé par Ben Youcef Ben Khedda à partir de la fin août 1961.

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4) Par qui ont-ils été signés ? Qui engageaient-ils ?

Les accords d’Evian ont été signés du côté français par les trois ministres membres de la délégation française à Évian II (Louis Joxe, Robert Buron et Jean de Broglie), et du côté FLN par le vice-président du GPRA Belkacem Krim et lui seul (son collègue Lakhdar Ben Tobbal s’étant défilé).
Mais il avait été habilité à le faire par le vote du CNRA qui avait ratifié le pré-accord des Rousses (signé le 18 février) à l’unanimité moins quatre voix (celles des trois représentants de l’état-major général de l’ALN, dont le colonel Boumedienne, et celle du colonel de la wilaya V, Si Othmane). Il est à noter que Krim avait tenu non seulement à signer à la fin du document, mais aussi à en parapher toutes les pages, ce qui avait obligé Louis Joxe à en faire autant.

5) Qui était responsable de leur application après le 19 mars 1962 ?

C’était le général de Gaulle et son gouvernement du côté français, et le GPRA du côté du FLN. Mais on s’est rapidement aperçu que celui-ci n’avait pas de véritable autorité ni sur les leaders du FLN, ni sur les chefs de l’ALN.

6) Les signataires ont-ils respecté les clauses des Accords d’Évian ?

Non. Le FLN a rapidement violé les clauses de cessez-le-feu, mais aussi les garanties générales données aux Français d’Algérie (voir le livre de Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, SQOTECA, 2011) et aussi aux "harkis".

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7) Jusqu’à quelle date la France a-t-elle été souveraine en Algérie ?

Jusqu’à la proclamation des résultats du référendum du 1er juillet 1962, qui eut lieu le 3 juillet.

8) Après cette date, par quels accords la France et l’Algérie étaient-elle engagées ?

Théoriquement, par les accords d’Évian, qui selon la théorie juridique française avaient été ratifiés par le référendum du 1er juillet 1962, et devaient donc s’imposer aux futurs dirigeants algériens

9) Quelles ont été les conséquences humaines et matérielles des Accords d’Évian ?

Des conséquences très dures pour toutes les populations concernées. Mais elles auraient pu être encore bien pires si la France avait abandonné l’Algérie à son sort et n’avait pas continué à payer les dépenses du nouvel État algérien jusqu’à la fin du mois de décembre 1962.

10) Pour vous les Accords d’Evian sont-ils un crime d’État comme l’a affirmé Michel TUBIANA, alors président de la LDH, dans Libération du 10 septembre 2001 ?

NON. C’est la violation des accords d’Evian par des Algériens qui pourrait être ainsi qualifiée, mais le texte des accords d’Evian ne peut être ainsi qualifié. Comme l’a écrit Maurice Allais, ces accords était moins critiquables par leur contenu que par l’absence de garanties contre leur violation.

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11) Pour vous les Accords d’Évian sont-ils un crime contre l’Humanité comme vient de la confirmer le Colloque international organisé le 4 février 2012 à Paris par le LICRA et la LDH ?

Je ne crois pas, pour les raisons que j’ai indiquées plus haut, au point n° 2.

12) Qui porte la responsabilité de ces crimes ? L’État français en la personne de son Président de la République, le général De Gaulle, et son gouvernement ? Le FLN en la personne de ses dirigeants ?

D’abord tous ceux qui ont commis ces crimes. Ensuite les dirigeants algériens qui n’ont pas assumé leurs engagements. En dernier lieu le gouvernement français, dans la mesure où il s’est contenté de recueillir et d’évacuer les réfugiés et les fuyards, sans chercher à intervenir activement à leur secours. Mais il ne pouvait pas faire autrement sans risquer de recommencer la guerre à laquelle il avait voulu mettre fin.

13) 50 ans après, quels actes officiels permettraient la reconnaissance par la Nation de la vérité historique ?

Une reconnaissance des faits par le gouvernement, mais aussi par l’unanimité du Parlement, et surtout une entente directe entre les gouvernements français et algérien pour reconnaître enfin, des deux côtés à la fois, l’esprit des engagements d’amnistie réciproque contenus dans les accords d’Évian. Mais pour le moment, je ne vois encore aucun signe permettant de croire à une telle solution."

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-  J’ai ensuite été informé des conclusions du colloque, fondées sur les analyses de Pierre Descaves et de Gérard Lehmann (voir dans JPN information, n° 273-220312) lesquelles ne correspondaient pas à mes arguments ni à mes conclusions :

- DEFINITIONS ADOPTEES des notions de "crime d’État" et de "crime contre l’humanité" après vote des participants :

-  Crime d’État : crime prémédité commis par un État dont les conséquences sont prévisibles.
-  Crime contre l’Humanité : crime impliquant la négation de l’humanité des victimes par les bourreaux (définition internationale actuelle).

-  CONCLUSION : Les accords d’Évian sont bien un crime d’État et un crime contre l’Humanité. Depuis 1990, il est possible d’affirmer que le général De Gaulle est responsable d’un crime d’État dont les conséquences furent un "crime contre l’Humanité".

J’ignore comment cette conclusion fut obtenue, mais je constate qu’elle n’a tenu aucun compte de mes arguments.

 

les critiques de Maurice Allais

Je dois cependant signaler à Bernard Coll que cette conclusion me paraît également contraire à ce que Maurice Allais a plus d’une fois dit et écrit sur ce sujet. Qu’on en juge d’après ce passage très clair de l’avant-propos de son livre, publié au printemps de 1962 et reproduit dans la nouvelle édition (pp. 15-17) :

"C’est la conviction que les conséquences, non pas tant des accords d’Évian que de leur violation possible contre laquelle rien ne nous prémunit, peuvent constituer pour les Français d’Algérie et pour les Musulmans pro-français une immense injustice qui a décidé l’auteur de cet ouvrage à l’écrire. (...) Je suis convaincu que l’opinion publique française a été égarée et abusée, qu’elle n’a pas réalisé pleinement les implications possibles des accords qu’on lui a fait approuver. Je suis également convaincu que ces accords peuvent être facilement amendés en en précisant simplement les conditions d’application et en les assortissant de sanctions efficaces en cas de violation du statut de la minorité par la majorité, et qu’au surplus faute d’apporter les amendements nécessaires nous risquons d’être entraînés vers des situations qu’il sera de plus en plus difficile de contrôler.

Quelles que soient les critiques que je présente dans les deux premières parties de cet ouvrage, je ne pense d’ailleurs pas que qu’aucune des modalités d’application des accords d’Évian que je préconise dans la troisième partie puisse être valablement refusée, soit par le Gouvernement Français, soit par le GPRA, dans la mesure où leur objectif réel est de réaliser un État algérien respectant pleinement les accords d’Évian.

Sur le plan constructif, ce que je propose en effet, ce n’est pas de revenir sur ces accords, c’est de les assortir d’un contexte juridique et politique tel que la majorité nationaliste soit réellement contrainte à les respecter.

Il n’est pas nécessaire de modifier les accords d’Évian en quoi que ce soit. Il suffit de les compléter par deux sanctions efficaces réellement contraignantes, la première juridique, la seconde politique : celle du droit pour la minorité à la sécession s’il est passé outre à ce droit de véto, ces deux sanctions faisant également l’objet de garanties internationales.

La question essentielle que posent les accords d’Évian c’est : quelle garantie est donnée qu’ils soient réellement appliqués ? Quelle disposition peut effectivement contraindre la majorité à respecter les garanties accordées à la minorité ?

Les accords d’Évian n’apportent aucune réponse valable à ces questions et dès lors ils sont inacceptables. Mais si, tels qu’ils sont, ils venaient à être complétés par des sanctions réellement contraignantes, alors je pense que malgré certains défauts trop visibles, ils pourraient sans doute être acceptés et constituer la base du futur État algérien".

De même, il avait retracé ses prises de position sur les accords d’Évian dans son introduction à la deuxième édition de son livre en janvier 1999 :
"À la suite de mes premiers articles des amis m’ont mis en contact avec quelques députés d’Algérie française et des pieds-noirs. J’ai vivement plaidé auprès d’eux que la thèse de l’Algérie française n’était pas la bonne solution, qu’il ne pouvait être question d’imposer à une France qui, à tort ou à raison, n’en voulait pas, le maintien de sa domination politique en Algérie, qu’il fallait absolument renoncer à toute tentative de coup de force en métropole, que la seule cause susceptible d’être efficacement défendue était celle des minorités, et que la seule question essentielle était celle des garanties des accords d’Évian" (p. 19).

Cette analyse est-elle vraiment conforme aux conclusions du colloque en question ?

Guy Pervillé

 - cf. l'article de Bernard Coll

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7 avril 1962, allocution d'Abderrahmane Farès en présence
des délégués français et algériens

 

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10 juin 2012

les bagnes coloniaux (Michel Pierre)

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le siècle des bagnes coloniaux (1852-1953)

Michel PIERRE

 

1 - Après la suppression progressive des galères sous Louis XV s’ouvre le temps des bagnes portuaires (Toulon, Rochefort, Brest) désormais voués à l’exécution de la peine des Travaux Forcés. Mais quelques décennies plus tard, dans les années 1840, se répand l’idée que la concentration de milliers de forçats regroupés dans quelques arsenaux est dangereuse pour la population civile, contagieuse pour les ouvriers libres et coûteuse pour l’État.

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Et à l’exemple des Anglais ayant déporté au XVIIIe siècle, des dizaines de milliers de Convicts vers leurs terres australiennes, Napoléon III décide, au début de son règne, de l’exil définitif de ceux (et de celles) qui bafouent gravement la loi. Après avoir hésité sur quelques horizons possibles, le choix se porte sur la Guyane que l’on espère développer grâce à l’afflux d’une main d’œuvre de réprouvés pouvant, de surcroît, trouver dans le travail, le rachat de leurs fautes.

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2 - Dès 1852, des vaisseaux-prisons transfèrent aux îles du Salut puis à Cayenne les bagnards de Rochefort, de Brest puis ceux de Toulon. Deux ans plus tard, en 1854, la loi sur la Transportation (1854) organise la peine des Travaux Forcés à accomplir hors du territoire métropolitain et conçue pour ne jamais permettre le retour des condamnés dans la mère-patrie.

3 - Cette première époque du bagne est celle d’une hécatombe due aux épidémies, à une administration déficiente, à l’absence de soins et aux mauvais traitements. Le taux de mortalité (26% de l’effectif en 1856) est tel qu’en 1867, il est décidé de remplacer la Guyane par la Nouvelle-Calédonie comme nouvelle terre de punition à plusieurs mois de navigation des ports français. Et c’est vers ces rives lointaines de la France australe que seront dirigés en 1871 les Communards victimes des tribunaux versaillais.

4  - Au début des années 1880, la IIIe République, soucieuse d’ordre et de loi, juge la Nouvelle-Calédonie peu redoutée des criminels et préfère y attirer des colons libres, dignes de ses richesses. La Guyane, de réputation plus sinistre, redevient terre de bagne en 1887, conjointement à l’archipel calédonien pendant une décennie puis, à partir de 1897, comme seule destination des forçats. La colonie reçoit même, à côté des condamnés aux travaux forcés (peine le plus souvent prononcée par les Cours d’Assise), une nouvelle catégorie de condamnés relevant de la loi (1885) sur la relégation des multirécidivistes (peine pouvant être décidée par un simple tribunal correctionnel).

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5 - À la fin du XIXe siècle, le système a trouvé sa logique et défini son fonctionnement. Une à deux fois par an, les navires Loire puis le La Martinière (entre les deux guerres mondiales) transfèrent, par effectif de 600 à 700 matricules, les condamnés rassemblés à Saint-Martin de Ré vers Saint-Laurent-du-Maroni devenu véritable capitale d’un univers pénitentiaire qui compte aussi les Iles du Salut, le camp de la relégation à Saint-Jean-du-Maroni, l’îlot Saint-Louis pour les lépreux, des camps forestiers à l’effrayante réputation, celui de Kourou moins meurtrier et Cayenne où se retrouvent plutôt les forçats libérés mais exilés à vie en Guyane.

6 - Vie terrible de communautés d’hommes soumis à des travaux dérisoires ou épuisants. Société violente où succombent les plus faibles. Individus marqués de l’habit rayé rouge et blanc, symbole d’une main d’œuvre quasi-servile, fragilisée par le climat, mal soignée et ne plaçant ses espoirs que dans l’évasion aux tentatives sévèrement punies.

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7 - Il faudra des années de témoignages (tels ceux de condamnés anarchistes au début du XXe siècle), de reportages indignés (tels ceux d’Albert Londres en 1923) et de campagnes de dénonciation (telle celle menée par la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen) pour que la loi sur la Transportation disparaisse du Code Pénal français par décret-loi du Front Populaire en 1938.

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C’était la fin des convois pour la Guyane mais le rapatriement des condamnés en cours de peine n’était nullement prévu et ce sont eux qui vont subir, sous le régime de Vichy, une nouvelle hécatombe provoquée par les rigueurs d’une administration impitoyable et par une mauvaise alimentation due aux difficultés de ravitaillement (le taux de mortalité atteint 20 % de l’effectif en 1942). Les survivants, très souvent amnistiés, sont rapatriés en France (ou en Afrique du Nord) de 1946 à 1953, réinsérés dans la société pour une partie d’entre eux grâce à l’action de l’Armée du Salut ou incarcérés dans des prisons centrales pour les plus lourdement condamnés.

8 - Ces derniers bagnards de retour vers les ports français témoignaient d’une histoire séculaire qui avait concerné près de 100 000 condamnés (dont quelques centaines de femmes de 1859 à 1906). Sur cette population pénale, une grande majorité avait été dirigée vers la Guyane (75 000), composée essentiellement de Transportés (80 % du total des effectifs).

Pierre Michel

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Pour citer cet article

- référence électronique :

Michel Pierre, «Le siècle des bagnes coloniaux (1852 - 1953)», Criminocorpus, revue hypermédia [En ligne], Les bagnes coloniaux, Articles, mis en ligne le 01 janvier 2006, consulté le 10 juin 2012. URL : http://criminocorpus.revues.org/174

auteur
Michel PIERRE

Michel Pierre, licencié d’histoire de l’art et d’archéologie, agrégé d’histoire, maître de conférences à l’IEP de Paris pendant de nombreuses années avant d’effectuer plusieurs missions pour le compte du ministère français des Affaires étrangères (directeur de l’Institut français de Florence, Conseiller de coopération près l’Ambassade de France à Alger...). Il a assuré, toujours dans ce même ministère, la responsabilité de la sous-direction «Archéologie et recherche en sciences sociales». Depuis septembre 2007, Michel Pierre est directeur de la Saline royale d’Arc-et-Senans (Doubs).
Spécialiste d’histoire coloniale et d’histoire pénale, il a publié plusieurs ouvrages et articles sur les bagnes de Guyane.

articles du même auteur

 

Guyane (3) 

 

Guyane (11)

 

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17 mai 2012

Eugène Bullard, par Claude Ribbe

Eugène Bulard, caporal

 
Eugène Bullard (1895-1961)
 
Claude RIBBE
 
 
Le premier récit en français consacré à l'aviateur, jazzman, boxeur, artiste de music-hall, agent secret, Eugène Bullard (1895-1961), premier et unique pilote de chasse d'origine africaine à avoir combattu dans les forces alliées pendant la Première Guerre mondiale.
 
A book recounting the adventurous and exemplary life of Eugène Bullard (1895-1961), an Afro-American who, fleeing segregation in his native Georgia, took refuge as a boxer in England, then moved to France where he enlisted during the First World War, became a fighter pilot, a jazz musician and the owner of a famous nightclub in Montmartre.
 
La vie d’Eugène Bullard (1895-1961), aviateur afro-américain, jazzman, activiste et francophile, est une suite ininterrompue de défis et de luttes contre les préjugés raciaux.
 
Né dans la Géorgie ségrégationniste de la fin du XIXe siècle, le jeune Bullard, traumatisé par une tentative de lynchage visant son père, s’enfuit en clandestin sur un steamer en partance vers une Europe qu’il idéalise.
 
Pour survivre, le voilà cible vivante dans une foire, artiste de music-hall, boxeur, avant de plonger dans le Paris de la Belle Époque au moment même où l’Europe s’embrase. C’est la Première Guerre mondiale.
 
D’abord engagé dans la Légion et frère d’armes du peintre Kisling, Bullard, blessé à Verdun, rejoint l’aviation française et devient l’un des premiers pilotes noirs de l’histoire.
 
Il participe ensuite à l’aventure du jazz à Montmartre puis connaîtra, sur fond de charleston, une trépidante histoire d’amour. Agent des services français de contre-espionnage, il quitta la France à l’arrivée des nazis et se construisit une nouvelle vie à New York où il se combattit pour les droits civiques.
 
Un récit flamboyant et exaltant où l’on croise Charles de Gaulle, Blaise Cendrars, Charles Nungesser, Sidney Bechet, Joséphine Baker, des héros et des salauds.
Claude Ribbe
 

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Claude Ribbe, écrivain et cinéaste, est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages – documents ou fictions – évoquant les grandes figures de l’histoire de la diversité. Eugène Bullard fait, dès à présent, l’objet d’une adaptation pour la télévision.
 

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13 août 2012

notes critiques, par le général Maurice Faivre

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notes et remarques de lecture

général Maurice FAIVRE

 

1. Le livre d’Alain Michel, historien franco-israélien, Vichy et la Shoah, souligne les erreurs énoncées par le Président de la République dans son discours sur la rafle du Vel d'Hiv.

La décision était celle des autorités d'occupation et le crime celui des nazis. Ceci remet en cause la position de Chirac sur le même sujet.

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2. Le Président Chirac a commis une autre erreur au sujet de la répression de Madagascar en 1947, contrairement à ce que dit Gilles Manceron au colloque du Sénat du 30 juin-1er juillet.

Cette erreur a été relevée lors d'un débat que l'on peut consulter à l'Académie des sciences d'outre-mer ; elle est confirmée par le Contrôleur général des Armées Duval dont voici le résumé :

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Eugène-Jean Duval, La révolte des sagaies, Madagascar 1947, L’Harmattan 2002, 363 pages.

Dans cet ouvrage très documenté, le Contrôleur des armées Duval remet en question les ouvrages et articles tendancieux publiés sur l’insurrection de Madagascar. Replaçant cette révolte dans le contexte d’une France affaiblie par les crises sociales et le conflit d’Indochine, il décrit la montée du nationalisme qui, avec le soutien du parti communiste, se réclame de la Charte de l’ONU.

Dans un territoire immense et sous-équipé, des centaines de Malgaches attaquent les fermes et les garnisons le 29 mars à minuit, sans réussir à récupérer plus de 360 armes à feu. Persuadés par les sorciers de leur invincibilité, ils s’enfuient aux premiers coups de feu et entraînent dans la forêt plus d’un million d’habitants. 150 européens, 120 militaires et 1.700 autochtones sont victimes de la tuerie. 485 villages sont incendiés.

Ne disposant que de 6.500 hommes dont 4.000 Malgaches, les autorités circonscrivent la zone insurgée en attendant les renforts de métropole, qui n’arrivent que fin juillet. Après destruction des campements, des postes militaires sont implantés dans la forêt et éliminent les chefs rebelles. Fin 1948 la population a regagné les villages.

5.100 rebelles ont été tués, et 5.400 civils sont morts de faim et de froid. Sur 44 condamnés à mort par les tribunaux militaires, huit sont exécutés. On est loin de l’accusation de génocide lancée par les anticolonialistes.

Peu à peu pacifié, le peuple malgache vote pour la Communauté française en août 1958 et devient indépendant, avec le soutien de la France, en juin 1960.

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3. Gilles Manceron a commis d'autres erreurs dans son exposé. S'agissant du 8 mai 1945 et du 20 août 1955 en Algérie, il semble ignorer les ouvrages récents qui font autorité : ceux de Roger Vétillard, qui contredisent les erreurs de Jean-Louis Planche, Mauss-Copeaux, Lalaoui et Boumaza.

S'agissant de l'OAS, les travaux d'Olivier Dard devraient être cités.

Quant aux écrits de Denoix de Saint-Marc, ils sont d'une portée intellectuelle et morale qui ridiculisent les absurdités émises à son égard dans le bulletin de la LDH.

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4. La lecture par Gilles Manceron du Livre blanc de l'armée française en Algérie (Contrepoint 2001) dont le manifeste a été approuvé par 520 généraux, est manifestement tronquée, comme le montre l'extrait ci-dessous. Le Livre blanc reconnaît en effet que l'élimination du terrorisme urbain a eu recours à des procédés moralement condamnables.

Le général Gillis l'a rappelé  :

«Certains, pendant la bataille d'Alger en particulier, ont été confrontés à un dilemme : se salir les mains en interrogeant durement de vrais coupables, ou accepter la mort certaine d'innocents. S'il y eut des dérives, elles furent marginales».

Il faut donc rappeler que cette pratique n'a pas été généralisée, et qu'à l'été 1957, le renseignement sur le terrorisme a été obtenu par pénétration des réseaux adverses. C'est ce qu'a reconnu Zohra Driff : «ces méthodes n'avaient plus cours quand j'ai été prise».

Maurice Faivre

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Olivier Dard, publications

 

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11 janvier 2013

Nicolas Bedos et la Guadeloupe : racisme...

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sanctionner le racisme décomplexé de Nicolas

Bedos, ce serait déjà une réparation

Claude RIBBE

 
Nicolas Bedos, qui se dit humoriste, tient une chronique régulière hébergée sous le titre Le journal mythomane par le site Marianne.
 
À la fin de l’automne 2012, il se rend en vacances à la Guadeloupe et s’inspire de ce séjour pour écrire deux billets qui sont publiés les 9 et 18 décembre, sous le titre Indolence insulaire et Un voyage en Chirac.

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Je ne connais pas Nicolas Bedos et ne je ne m’intéresse pas à ce qu’il fait. Tout ce que j’aurais pu dire de lui avant cette histoire, c’est qu’il était certainement le fils de Guy Bedos, dont je n’ai pu éviter, comme beaucoup de gens de ma génération, les pitreries sur les écrans noirs et blancs de l’ORTF. C’était dans les années soixante-dix. Guy Bedos et Sophie Daumier dansaient le slow et pensaient tout haut. C’était assez drôle. Bedos jouait sur son accent pied-noir. Daumier tenait le rôle d’une blondinette vulgaire.

Par la suite, me sont parvenus les échos de prises de positions plutôt courageuses et intelligentes de Guy Bedos. Mais l’intelligence, le courage et l’humour ne sont pas des vertus héréditaires.
 
Plusieurs lecteurs m’ont signalé que deux billets de Bedos fils, présentés comme humoristiques, contenaient en réalité des propos insultants et véhiculaient les pires préjugés racistes.
 
On m’a demandé de prendre la parole, au nom de ceux qui ne pourraient le faire. Et j’avoue que, lassé d’employer mon temps à fustiger la bêtise – vaste programme ! - j’ai d’abord hésité.
 
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J’ai donc pris la peine de lire. Et ce qui m’a frappé, c’est la trivialité et la lourdeur des textes de ce Bedos-là, qui pourtant ont une prétention littéraire. De toute évidence, ils sont travaillés. Le problème c’est que cela se voit et que cette prose aigre, assez médiocre - il faut le dire - sent la sueur.
 
Dans le premier billet, Bedos se moque de touristes normands égarés sur une plage. Il prend comme cible «une commère aux hanches guadeloupéennes mais à la face carbonisée par un soleil anti-blanc».
 
La présence de touristes normands avec leurs enfants sur une plage de Guadeloupe est bien improbable en dehors des vacances scolaires. D’autant plus que le père est au chômage. On peut penser que les personnages de la «truie en tongs» et de son «marcassin» de fils qui porte un prénom de feuilleton américain sont inventés.
J’imagine plutôt Bedos sur la grève privée de l’hôtel de la Vieille Tour, se prélassant parmi les hôtesses d’Air France.

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Pourquoi des «hanches guadeloupéennes» ? Le texte laisse penser que l’obésité serait l’une de caractéristiques des Guadeloupéens.
 
paternalisme colonial
 
Apparaît ensuite le personnage de Gilles. C'est un «génie» parce qu’il manie habilement la langue française. Sur ce point, Bedos se sent qualifié et, même s’il se surveille, il a beaucoup de mal à réfréner ce qu’il faut bien appeler son paternalisme colonial. Bedos serait l’intellectuel de référence ayant accès au monde des éditeurs parisiens. Ne vient-il pas fêter un succès littéraire ?
 
Gilles, lui, est présenté comme un «guide». Nous sommes bien dans la brousse. Et c’est à ce moment là que le mot est lâché. Gilles est le «merveilleux produit de l’indolence insulaire».
 
On comprend dès lors l’obésité, les «hanches guadeloupéennes». Les Guadeloupéens sont indolents, nonchalants, paresseux.
 
Gilles aussi est indolent, comme les autres, comme moi sans doute. Son habileté syntaxique, il ne veut rien en faire. Il n’écrira pas de romans. « Il tape sur les bambous et ça lui va bien» fredonnerait Philippe Lavil, le chantre des békés.
 

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Je repense à l’eau de toilette du sketch de Guy Bedos. «Drôlement incommodante !» soupirait Sophie Daumier. L’eau de toilette du fils Bedos, tout aussi incommodante, c’est celle de Jean-Paul Guerlain. Ce dernier, lui aussi, ironisait publiquement sur l’indolence des «noirs».
 
Au moment de terminer son billet, Bedos est frustré. Comme il s’est surveillé, il n’a pas dit l’essentiel : la couleur de peau de Gilles. Car toute la page tourne autour de cela. Le soleil de la Guadeloupe est anti-blanc. Les Guadeloupéens, eux, peuvent s’exposer sans risque. Leur peau est différente. Ils sont bien à leur place sur cette île à ne rien faire.
 
«Enculé de nègre !» explose alors Bedos.

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"enculé de nègre !"

 
L’humoriste, qui  prône pourtant le mariage pour tous, semble oublier que c’est là un terme de mépris tendant à stigmatiser les homosexuels.
 
Bedos traite-il son «guide» d’«enculé de nègre» pour exprimer son admiration ? C’est ce qu’il dira certainement pour se défendre.
 
En réalité, la formule est gratuite. Et elle est injurieuse. Bedos méprise les « nègres » et particulièrement les nègres Guadeloupéens. Ce sont des «enculés» et des paresseux. Ils ont bien de la chance d’être des «assistés» et de vivre du tourisme.
Bedos, dans ce texte, régurgite les pires clichés esclavagistes.
 

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Le mythe de l’indolence des nègres remonte au XVIIIe siècle. Il est associé à la croyance que les Africains seraient insensibles à la douleur (le sens étymologique du mot indolence). Pour les faire travailler, il fallait les frapper d’une manière particulièrement violente.
 
insensible à la douleur
 
S’ils ne criaient pas sous les coups de fouet qui leur entaillaient la chair, s’ils ne suppliaient pas quand on les amputait pour avoir tenté de résister, ce n’était pas du fait de leur courage ni de leur dignité. Non, c’était parce qu’ils ne sentaient rien. Et s’il fallait ainsi les punir, c’était parce que la nature du «nègre» est d’être réfractaire au labeur autant qu’insensible à la douleur.
 
Et beaucoup d’esclaves, en effet - entre 1635 et 1794, date de la première abolition de l’esclavage, puis entre 1802, date du rétablissement, et 1848, date de l'abolition définitive - beaucoup d'esclaves ont été contraints à la sodomie par leur maître. Cela n’est jamais dit.
 
On parle du viol des femmes, jamais de celui des hommes, stratégie d’humiliation couramment pratiquée dans les colonies, mais jamais révélée. Elle a pourtant laissé des traces dans l’inconscient collectif, au point que, de manière paradoxale, Louis-Georges Tin, président du CRAN par ailleurs autoproclamé porte-parole des homosexuels, ne manque pas une occasion de fustiger la prétendue homophobie de la «race noire» et des descendants d’esclaves qu’il prétend également représenter.
 
Le 9 janvier 2013, le tweet d’un émule de Bedos qui signe «Bibi Moldawhisky» résume bien ces fantasmes coloniaux refoulés qui réapparaissent dans le billet de l’humoriste : «Je me taperais bien Roselmack, même si  je n’aime pas les noirs.»

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Harry Roselmack

Bedos, plus discret, s’est borné à indiquer que sa zone érogène, quand il s’agit de beau langage, serait en forme de clitoris.
 
Au cas où l’on aurait eu le moindre doute sur ses intentions injurieuses et racistes, Nicolas Bedos a récidivé le 18 décembre. Après être revenu sur le «cul créole» et les «lourds nibards» d’une Martiniquaise qui font pendant aux «hanches guadeloupéennes» du précédent billet, il évoque à nouveau son séjour aux Antilles par la nostalgie des «plages d’autochtones oisif » avant de se plaindre de son «odieux chauffeur de taxi chinois ». On aura reconnu le «niakoué» des films de Luc Besson.
 
pleurer ou vomir
 
Bien sûr, Guy Bedos est un humoriste. C’est du moins ce qu’il répète. Il faudrait donc accepter tout ce qu’il dit avec humour.
 
J’apprécie les humoristes quand ils me font rire. Mais quand ils me donnent envie de pleurer ou de vomir, il me semble que je ne suis pas en cause.
 
Une association a déposé plainte le 9 janvier 2013 pour injures racistes contre Nicolas Bedos. La réaction de l’intéressé est aggravante. Au lieu de s’excuser d’avoir blessé quelques millions de ses compatriotes, Bedos injurie de nouveau.
 
Les gens qui l’accusent sont forcément des «imbéciles», des demeurés qui «n’arrivent pas à comprendre» la finesse du fils de Guy Bedos. Et quand on est le fils de Guy Bedos, on est, par le droit du sang, au dessus de tout soupçon. Il serait temps au contraire de faire le procès de ces associations qui s’insurgent contre le racisme.
 
Cette réaction d’enfant gâté est consternante. Outre le fait qu’il ressemble beaucoup à son père physiquement, Nicolas Bedos a eu beaucoup de chance dans sa jeune vie. L’école bilingue, où se côtoient les fils et les «filles de» moyennant une redevance mensuelle qui  rivalise avec le salaire de beaucoup d’«enculés de nègres», les portes des chaînes de télévision, des éditeurs et des grands théâtres parisiens ouvertes pour lui à deux battants des l’âge de dix-huit ans…
 
Les portes, quand on est un «enculé de nègre», ne s’ouvrent pas si facilement. On a juste le droit de se mettre devant, pour faire peur, avec une oreillette et un brassard.
 
Ce n’est pas un hasard si ce Nicolas est le fils d’un homme qui s’est illustré dans un film dont le titre était «Le pistonné».
 
Mais le piston ne donne pas tous les droits.
 
La question n’est pas de savoir si notre «humoriste» est raciste ou pas. Ses deux billets le sont et ils sont indiscutablement injurieux. L’injure publique, surtout si elle et à caractère raciste, est punie par la loi.
 
Le problème n’est pas que l’association Collectifdom ait déposé une plainte, c’est que d’autres associations ne l’aient pas fait plus tôt.
 
Cette plainte est fondée et elle aboutira très certainement à la condamnation de Nicolas Bedos, qui est du reste un récidiviste de l’injure.
 
J’ai beaucoup de respect pour Guy Bedos, mais je n’aurai pas d’état d‘âme s’il faut aller témoigner à charge contre son fils.
 
On peut certainement rire de tout, et même du désespoir. Encore faut-il avoir du talent.
 
Se moquer de l’obésité des Guadeloupéennes, quand il a fallu légiférer pour que l’on cesse d’augmenter la teneur en sucre des produits laitiers destinés à l’outre mer n’est pas le propre d’un esprit pénétrant.
 
Évoquer publiquement «l’indolence et l’oisiveté» des Antillais en mettant clairement ces défauts en relation avec la couleur de peau des intéressés, ce n’est pas une opinion. C’est un délit.
 
Les circonstances sont d’autant plus graves si Nicolas Bedos revenait vraiment de la Guadeloupe. Doté d’un soupçon d’humanité, il n’aurait pas manqué de comprendre que si le taux de chômage y est beaucoup plus élevé qu’en France hexagonale, ce n’est pas du fait de l’indolence des Guadeloupéens.
 
S’il avait parlé aux jeunes de son âge, il aurait constaté que beaucoup d’entre eux, qui ont obtenu des diplômes (ce qui ne lui était pas nécessaire à lui pour réussir) ne trouvent pas d’emploi.
 

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S’il  s’était efforcé de comprendre l’histoire de ces îles, il se serait aperçu que l’esclavage y a laissé des séquelles, dans les mentalités et dans la vie quotidienne.
Si Nicolas Bedos n’avait pas été raciste, il aurait eu le cœur gros et il aurait sublimé cette peine en s’en prenant non pas aux victimes, comme il a eu la lâcheté de le faire, mais aux coupables.
 
Au moment où une femme descendante d’esclaves, pour exprimer son découragement, assigne l’état français pour obtenir réparation au nom de ses ancêtres, les billets racistes de Nicolas Bedos ne sont pas les bienvenus.
La liberté d’expression est un droit sacré. Mais que vaudrait-elle si le législateur n’avait prévu des garde-fous qui donnent à réfléchir à ceux qui, pour faire les intéressants, en abusent avec une telle légèreté ?
 
Ce billet ne sera pas peut-être pas repris dans les médias où Bedos aura tout le loisir de s’exprimer et de m’insulter s’il le souhaite.
 
Il exprime néanmoins, j’en suis sûr, l’opinion de tous les «enculés de nègres», peut-être dépourvus d’esprit et d’humour, mais dont je suis fier d’être le porte-parole.
 
Autant il est contreproductif d’intenter des procès irrecevables, de gesticuler et d’attaquer les ministères sous prétexte de mémoire de l’esclavage, autant il est nécessaire que des associations fassent, quand c’est nécessaire, respecter la volonté générale.
 
L’esclavage, bien qu’aboli,  a laissé des séquelles. Le racisme en est la plus insupportable.
 
Et sanctionner le racisme, c’est déjà une réparation.
Claude Ribbe
 

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                                  Claude Ribbe

 

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16 février 2013

ethnies en Afrique : réalités pré-coloniales ou "fabrications" coloniales ?

guerrier peul

 

les ethnies ne sont pas

des "fabrications" coloniales

Bernard LUGAN

 

Dans sa livraison du 26 janvier 2013, l’hebdomadaire Marianne rapporte les propos suivants tenus par Jean-Loup Amselle, anthropologue et directeur d’études à l’Ehess (École des hautes études en sciences sociales) : «J’ai passé de nombreuses années sur le terrain au Mali, avec les Peuls, les Bambaras, les Malinkés, et nous avons démontré qu’en réalité les ethnies telles qu’elles existent sont des créations coloniales».

Avec cette phrase, l’explication des évènements maliens devient soudain claire : si les Maures du Mujao coupent les mains des Bambara et si les Songhay tabassent les Touareg du MNLA, c’est parce que tous sont les prisonniers inconscients de catégories sociales qui leur furent imposées par les colonisateurs. In fine, la France, ancienne puissance coloniale, est donc responsable de la guerre civile malienne... CQFD !

En soutenant que les ethnies africaines «telles qu’elles existent sont des créations coloniales», l’anthropologue Jean-Loup Amselle nie donc l’existence des peuples qu’il a pourtant pour vocation et pour mission d’étudier. Le paradoxe est d’autant plus réel qu’au même moment, l’histoire de ces mêmes peuples a été introduite dans les programmes français du cycle secondaire… Ferait-on donc étudier à nos enfants des peuples qui n’existèrent pas ?

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village bambara dans le Haut-Niger

Une question mérite donc d’être posée à l’anthropologue Jean-Loup Amselle : à la fin du XIXe siècle, quand débuta la colonisation, les Peul, les Bambara, les Malinké, les Maures, les Songhay et les Touareg au Mali, les Tutsi et les Hutu au Rwanda, les Darod et les Saab en Somalie, les Sotho, les Zulu et les Xhosa en Afrique du Sud, les Ovimbundu et les Kongo en Angola, les Kru et les Mano au Liberia, les Temné et les Mendé en Sierra Leone, les Baoulé et les Bété en Côte d’Ivoire, les Gbaya et les Zandé en RCA, les Tama et les Toubou au Tchad, etc., existaient-ils, oui ou non ?

ces ethnies existaient
La réponse ne fait aucun doute : ces ethnies existaient. Il ne s’agit pas là d’une affirmation ou d’une croyance, mais du résultat de la convergence de multiples éléments de connaissance qui sont notamment, mais pas exclusivement, l’histoire et les traditions des peuples en question, les observations des premiers voyageurs, les études faites par les administrations coloniales, les travaux des instituts de recherche dont le prestigieux IFAN, l’ancien Institut français d’Afrique noire, les nombreuses études récentes menées dans le domaine de l’ethno-histoire ou encore de la linguistique etc.

Or, tout cela ne compte pas pour des universalistes aveuglés par leur idéologie. Ces négateurs des enracinements refusent en effet de voir qu’en Afrique comme partout ailleurs dans le monde, l’Histoire s’écrit autour des Peuples, donc des ethnies.
Comme Jean-Jacques Rousseau dans l’introduction du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ils  commencent donc «par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question». Loin de la méthode expérimentale, nous sommes là dans le domaine de la croyance religieuse.
Certaines ethnies africaines furent certes influencées, transformées, utilisées, parfois même valorisées ou au contraire rabaissées durant la brève parenthèse coloniale. Cependant, outre qu’influence et origine n’ont pas le même sens, et à moins de procéder par syllogisme, une telle reconnaissance n’autorise pas à affirmer que les ethnies africaines furent des «créations coloniales».
Certes encore, sur les centaines d’entre ces ethnies, une poignée fut fabriquée par les colonisateurs quand, par souci administratif, ils regroupèrent sous un seul vocable, le plus souvent un acronyme, plusieurs clans ou tribus.

Malinké
 
ancêtres communs
Mais, dans la quasi-totalité des cas, les membres de ces nouveaux ensembles étaient apparentés et ils revendiquaient des ancêtres communs. Trois exemples permettront d’y voir plus clair :
- Meru est un ethnonyme regroupant huit petites tribus apparentées aux Kikuyu et unies par la langue et par la filiation puisque leurs membres prétendent descendre d’un ancêtre fondateur commun ; il s’agit des Igembe, des Kienjai, des Muthara, des Thaîcho, des Munithû, des Ogoji, des Mwimbî et des Chuka.
- Kalenjin est un autre ethnonyme désignant un ensemble de huit autres petites tribus parentes, les Cherangani, les Elgeyo, les Kipsigi, les Marakwet, les Nandi, les Pokot, les Sabaot et les Tugen.
- En Afrique du Sud, Fingo est également un ethnonyme créé quant à lui par des missionnaires chrétiens qui regroupèrent sous ce vocable des fugitifs nguni appartenant à diverses tribus elles aussi parentes.
En dehors de ces cas et de quelques autres, tous clairement identifiés et étudiés, les autres ethnies africaines existaient bien au moment de la conquête coloniale. Soutenir le contraire est une aberration scientifique.
Toujours dans le même numéro de Marianne, Jean-Loup Amselle déclare qu’avec les ethnies : «On a fabriqué des catégories intangibles alors que tout était auparavant beaucoup plus labile et fluide. En assignant aux personnes une culture définie, on présume de l’identité que les gens se choisissent. On les enferme dans des cases, et on leur enlève toute possibilité de choix»
 
"fabrication" ?
Jean-Loup Amselle qui insiste sur la notion de «fabrication» des ethnies, cherche à faire croire qu’avant la colonisation il était possible aux Africains de choisir la leur. Une telle affirmation est proprement sidérante dans la bouche d’un anthropologue et cela au simple regard de la filiation, des généalogies familiales et du culte des ancêtres, socle des sociétés africaines qu’il est chargé d’étudier.
Voudrait-il donc faire croire que dans le Mali précolonial il était loisible à des Bambara de se déclarer Peul et à des Touareg de s’affirmer Malinké ? Si tel était le cas, Jean-Loup Amselle pourrait également soutenir qu’en Afrique du Sud les Sotho pouvaient choisir de devenir Ndebele et qu’au Rwanda les Hutu et les Twa avaient la possibilité de s’affirmer Tutsi…
N’en déplaise aux universalistes, les Africains ne sont pas comme la chauve-souris de Jean de la Fontaine ; ils ne sont pas tantôt oiseau, tantôt muridé car ils savent bien d’où ils viennent et quelles sont leurs racines… Même si, à la marge, existaient les mêmes que ceux qui, au Rwanda, furent désignés sous le nom de «troqueurs d’ethnie» après la révolution de 1959, quand les Tutsi furent renversés par les Hutu.
 
les États précoloniaux furent fabriqués par des ethnies
Quoiqu’il en soit, le postulat idéologique soutenu par Jean-Louis Amselle est contredit par l’histoire car les États précoloniaux de la région sahélienne furent tous construits par des ethnies bien identifiées qui en soumirent d’autres, elles aussi parfaitement connues.
Or, ces États ne furent pas des «melting-pot» dans lesquels l’appartenance ethnique était «labile et fluide» ; même quand ils débouchèrent exceptionnellement sur des ensembles pluriethniques puisque ce furent des entreprises sans lendemain.

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C’est ainsi que le délitement du royaume du Mali et de l’empire Songhay se traduisit par la reprise d’autonomie, et sous leur nom, des ethnies qui y avaient été un moment englobées. Les contre-exemples sont rares : entité toucouleur ou bien certains empires musulmans nés des jihad qui furent des «agglomérateurs» ou des  coagulateurs» ethniques partiels et le plus souvent momentanés.  
Revenons un instant sur le lien attesté entre ethnie et État qui permet de mesurer l’ampleur de la dérive intellectuelle de Jean-Loup Amselle.
- Aux Xe-XIe siècles, le royaume de Ghana fut fondé par les Soninké qui s’imposèrent à la fois aux Berbères du royaume d’Aouadagost et aux ethnies noires environnantes. Or, les Soninké existaient encore en tant qu’ethnie au moment de la colonisation, 800 ans plus tard.
- Dans l’actuel Mali, le royaume Songhay qui dominait la région au XV° siècle, soit plus de 400 ans avant la colonisation, fut une création de l’ethnie éponyme laquelle commandait à des ethnies tributaires, à commencer par une partie des Touareg Iforas. Or, les Songhay existaient toujours en tant qu’ethnie quand débuta la colonisation.

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Songhai et royaumes vassaux vers 1520

À l’intérieur de ces deux États, ni dans un cas, ni dans l’autre, il n’y eut «labilité» ou «fluidité» parmi les peuples soumis ou tributaires puisqu’ils conservèrent leur identité jusqu’à aujourd’hui. Le même phénomène se retrouve partout en Afrique. Plus au sud, dans les royaumes Ashanti, Fanti ou Baoulé, eux aussi forgés par les ethnies éponymes, les peuples conquérants ou conquis conservèrent ou préservèrent leur personnalité et leur nom jusqu’au moment où se fit la colonisation.
Au Rwanda, l’appartenance à l’une ou l’autre  des ethnies était codifiée et elle était aussi définitive que le sexe. On naissait Tutsi ou Hutu, on ne le devenait pas. Pour Jean-Pierre Chrétien, qui, sur ce point, appartient à la même école de pensée que Jean-Loup Amselle, cette réalité n’est qu’une illusion, un «fantasme» résultant, selon son expression, de la «pensée gobinienne» des colonisateurs. L’anathème est facile, mais  comme l’idéologie de la différence véhiculée par les Tutsi reposait sur le mythe de Kigwa lequel date du XIIe siècle, on voit mal en quoi Gobineau et la colonisation pourraient y être pour quelque chose…
 
Pendant que ces messieurs du boulevard Raspail, siège de l’Ehess, consacrent leur temps et les crédits qui leur sont alloués à des divagations intellectuelles autrement nommées élucubrations, leurs  homologues anglo-saxons travaillent sur le réel, sur l’ethno-histoire.
Voilà qui explique largement pourquoi l’africanisme français n’est plus aujourd’hui que la pauvre petite butte témoin d’une idéologie moribonde, une sorte de discipline fossile dont les derniers grands prêtres clament dans la solitude de leur désert philosophique que les ethnies sont nées de la même manière que Lucinde fut reconnue muette…
Plus grave, et même moralement difficilement acceptable, en plus d’être une aberration scientifique, le postulat de l’origine coloniale des ethnies revient  à soutenir que l’Afrique d’avant les Blancs n’avait pas d’histoire, qu’elle n’était qu’un conglomérat d’individus, une masse indifférenciée de populations aux appartenances molles et floues ultérieurement structurées en ethnies par la colonisation... Existe-t-il une vision plus méprisante, plus paternaliste, plus mutilante et en définitive plus raciste de l’Afrique et des Africains ?
Bernard Lugan
14 février 2013

 

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12 avril 2013

information et désinformation : Djamila Bouhired

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la vérité sur Djamila Bouhired ?

général Maurice FAIVRE

 

Une désinformation oubliée
L'avocat Jacques Vergès vient de publier sa biographie : De mon propre aveu. En ce qui concerne sa période algérienne, elle devrait être comparée à ce qu'en dit Michel Debré dans ses archives (disponibles à Sciences PO - voir P.J.). Les  avocats cités par M. Debré sont les suivants : Vergès, Halimi, Dechezelles et Stibbe. On sait que Vergès a défendu Djamila Bouhired, et qu'il a publié en 1959 une plaquette avec Georges Arnaud : Pour Djamila Bouhired. En 1965, il a épousé Djamila dont il a deux enfants. Il divorce plus tard.

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l'avocat Jacques Vergès

La thèse médiatique
Blessée par Yacef Saadi, Djamila est arrêtée le 9 avril 1957, torturée par les paras qui vrillent (sic) un couteau dans la plaie. Elle est dénoncée par le chimiste Abderhamane, et par Djamila Bouazza pour le dépôt d'une bombe au Milk Bar.
Ses aveux sont démentis par ses avocats. Elle est condamnée à mort le 15 juillet 1957. Cette thèse est reprise par Mauriac dans l'Express du 14 novembre 1958, par la plaquette de 1959, et par Vidal-Naquet dans La raison d'État, en 1962.

La thèse des médecins-militaires
Le médecin-capitaine Brisgand, qui l'a soignée à l'hôpital Maillot, déclare que des paras sont venus observer Djamila, mais ne l'ont pas interrogée. Le médecin-chef Delvoye constate le 16 avril que le pansement est intact et la plaie cicatrisée. Elle sort de l'hôpital et ne formule aucune plainte. La cicatrisation en sept jours contredit la plaie ouverte par les paras. Le 22 novembre, Delvoye dément les accusations de Mauriac et Georges Arnaud. Jean Pouget et Claude Paillat confirment les témoignages des médecins.

Le reportage de Jean Larteguy
(l'Intransigeant du 11 avril 1958)
Larteguy visite le 4 avril 1958 (un an plus tard) les condamnées à mort à la prison de Maison-Carrée. Il rencontre Djamila Bouhired qui déclare avoir été torturée, ce que dément le colonel Godard. Zora Driff reconnaît que la torture n'avait plus cours quand elle a été arrêtée en septembre 1957. Djamile Bouazza accuse Djamila Bouhired de lui avoir remis une bombe pour la rue Michelet.

Témoignage de Graziani
Larteguy rencontre le capitaine Graziani qui a interrogé Djamila Bouhired le 17 avril 1957. Traité par elle de salaud et de colonialiste, il lui a envoyé deux gifles. Elle dévoile alors trois caches où se trouvent 13 bombes et dénonce Djamila Bouazza. Graziani l'invite à déjeuner au mess des officiers. Elle lui est attachée et ne veut plus le quitter ! Elle lui déclare : je ne serai pas guillotinée, je serai libérée par mon peuple et deviendrai une héroïne nationale. Ce qu'elle deviendra en effet ! Par lettre du 19 avril 2012, elle revendique son passé de moudjahidate, et demande des fonds au gouvernement algérien pour être soignée "en France".

La Plaquette de Georges Arnaud et de l'avocat Vergès
Pour Djamila Bouhired
Publiée en 1959, cette plaquette est contredite par le conseiller juridique du Commandant en chef. Selon lui, le jugement s'est déroulé de façon légale, l'avocat a pu s'entretenir avec sa cliente. Aucune atteinte n'a été portée aux droits de la défense. Les aveux de Djamila ont été transmis au Conseil supérieur de la magistrature. Les deux bombes déposées par Djamila ont fait 4 tués et 88 blessés. 13 bombes ont été récupérées sur ses indications.

Leçon d'histoire
Nous sommes en face de témoignages contradictoires : Vergès et Mauriac contre Debré et Graziani. Chacun les croira en fonction de sa sensibilité. La Commission de Sauvegarde du président Patin n'aborde pas l'affaire Bouhired. La consultation des archives du Conseil supérieur de la magistrature s'avère souhaitable. Est-ce possible ?
général Maurice Faivre
22 mars 2013
Extrait des archives de Michel Debré (2DE22)

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Djamila Bouhired, 2012

26 décembre 2013

Daniel Lefeuvre, par Guy Pervillé

Daniel Lefeuvre 2008
Daniel Lefeuvre, Paris, 2008

 

Daniel Lefeuvre,

11 août 1951 - 4 novembre 2013

 Guy PERVILLÉ

 

Daniel Lefeuvre nous a quitté le 4 novembre dernier, à l’âge de 62 ans, par suite d’une grave maladie dont il avait informé ses amis il y a plus de trois ans, le 24 mai 2010, et dont plusieurs traitements successivement essayés n’ont pas pu venir à bout. Pendant plus de trois ans, à part quelques éclipses momentanées, il nous a fait croire qu’il se portait aussi bien que possible et il continuait à vouloir se projeter dans l’avenir. Maintenant qu’il a cessé d’être des nôtres, le moment est venu de nous interroger sur ce que nous avons su de lui et ce qu’il nous a apporté.

Résumer sa carrière par une notice biographique est relativement simple, à condition d’être bien informé par ceux qui l’ont connu mieux que moi. Son camarade et ami de longue date, Michel Renard, m’a fourni le texte de l’émouvant exposé qu’il a lu le 12 novembre dernier devant une nombreuse assistance réunie pour lui rendre un dernier hommage à l’Hôpital Lariboisière.

Né dans une famille ouvrière très modeste dans la banlieue parisienne, orphelin de père, Daniel Lefeuvre fut très jeune un militant convaincu des Jeunesses communistes, puis de l’Union des étudiants communistes, et il participa au groupe «Union dans les luttes» qui militait pour l’union de la gauche au début des années 1980. Très engagé dans la vie syndicale et dans celle de l’Université de Paris VIII où il étudiait l’histoire, initié à l’histoire économique par Jean Bouvier, il mit du temps à s’investir totalement dans une thèse de doctorat dirigée par Jacques Marseille, et portant sur l’industrialisation de l’Algérie de 1930 à 1962, qu’il soutint en 1994.

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Devenu, la même année, maître de conférences à l’Université de Paris-VIII-Saint-Denis, il passa son habilitation à diriger des recherches (HDR) à la Sorbonne le 18 décembre 2001, devant un jury composé des professeurs Jacques Marseille, Daniel Rivet, Jacques Frémeaux, Marc Michel, Michel Margairaz et Benjamin Stora - auquel il succéda en tant que professeur en 2002.

En même temps, il devint secrétaire général de la Société et de la Revue française d’histoire d’outre-mer durant plusieurs années ; à ce poste, il inaugura la nouvelle formule de la revue, qui de trimestrielle devint semestrielle à partir du premier semestre 1999, et il réalisa la publication immédiate et simultanée des actes du grand colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron réuni à la Sorbonne du 23 au 25 novembre 2000, sous le titre La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises [i].

colloque Ageron 2000

Peu à peu j’ai appris à connaître ce nouveau collègue sympathique et dynamique, qui s’était présenté à moi un jour que nous travaillions l’un et l’autre à la Bibliothèque nationale pour préparer nos communications à un même colloque. Mais à vrai dire son nom ne m’était pas inconnu, et il vaut la peine de raconter pourquoi.

En effet, alors que j’avais publié un premier article sur la guerre d’Algérie dans la revue L’Histoire en mars 1983, j’avais eu à répondre dans le numéro de mai à trois lettres de lecteurs, parmi lesquelles deux venaient d’intellectuels anticolonialistes, dont l’un s’appelait Daniel Lefeuvre. Il me paraît intéressant de reproduire aujourd’hui ce texte vieux de trente ans, auquel j’avais répondu de mon mieux :

 

«Les responsabilités de la France» [ii] (1983)

«Guy Pervillé s’efforce de d’établir le nombre de morts de la guerre d’Algérie. En s’appuyant sur les analyses d’André Prenant, il propose une fourchette entre 300.000 et 400.000 victimes. Reste à répartir les cadavres. G. Pervillé conteste les versions officielles des deux parties et pense qu’un certain équilibre s’est réalisé dans les pertes infligées au peuple algérien par les deux camps.

L’image que donne G. Pervillé de la guerre d’Algérie est donc celle d’une guerre où s’affronteraient deux ennemis : l’armée française et le FLN. Tous les deux étrangers au peuple algérien cantonné au rôle de victime des exactions de l’une et de l’autre. Derrière la froideur d’une analyse comptable, cette thèse habille de neuf la vieille propagande des tenants de "l’Algérie française", pour qui le FLN se réduisait à une poignée de fanatiques dirigée de Moscou ou du Caire et dont les relations avec le peuple algérien étaient basées uniquement sur la terreur. Et de cette hypothèse découle une affirmation attendue : "Quel que soit le bilan définitif, ces observations contraires au mythe du soulèvement national unanime suggèrent qu’une guerre civile entre Algériens accompagna la guerre franco-algérienne".

Cette deuxième "découverte" est surprenante de la part d’un historien, puisque toutes les guerres de libération nationale ont toujours revêtu ce double caractère, et que cela tient aux conditions mêmes de la domination coloniale qui, pour s’imposer et se maintenir, a dû s’appuyer sur une partie des populations indigènes, couches privilégiées et supplétifs engagés dans les force armées et de police. Que les caractéristiques propres au mouvement national algérien, mouvement messianique, essentiellement à base rurale à parti de 1956, organisé comme Armée-État, aient aggravé ce que Pervillé appelle des "règlements de compte", nul n’en disconviendra.            

Mais l’essentiel est escamoté par l’article : de 1954 à 1962 l’Algérie fut le théâtre d’une guerre de libération nationale à laquelle la plus grande part du peuple algérien donna son adhésion, comme le prouvent les ralliements successifs au FLN en 1955 et 1956 (de l’UDMA, des Oulémas, du PCA) ainsi que les manifestations de masse que le Front fut capable d’organiser tant à Paris qu’à Alger. Le peuple algérien en faut pas seulement spectateur et victime de la guerre,  il en fut aussi, à des degrés divers, acteur. L’analyse qui nous est proposée, en renvoyant dos-à-dos les adversaires, aboutit en fin de compte à masquer les responsabilités de la France dans le bilan très lourd de la guerre d’Algérie. Elle fait dévier le débat : tous coupables, inutile d’ouvrir le procès.

Décidément, la guerre d’Algérie n’a pas fini de démanger désagréablement notre conscience». Daniel Lefeuvre. [iii]     

 

Un premier tournant scientifique (1988-2006)

Cinq ans plus tard, à l’occasion du colloque sur La guerre d’Algérie et les Français organisé par Charles-Robert Ageron en 1988 et publié par Jean-Pierre Rioux en 1990, c’est un autre Daniel Lefeuvre qui s’est révélé à moi.

Converti à la discipline intellectuelle de l’histoire économique par son maître Jacques Marseille - qui avait le premier renoncé aux idées reçues du marxisme tiers-mondiste en réalisant sa propre thèse, Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, publiée en 1984 - il s’était attaché à en appliquer la méthode au cas de l’Algérie en recherchant ce qu’avaient été l’importance économique de l’Algérie pour la France et la timide apparition d’une politique d’industrialisation de ce pays par la France entre 1930 et 1962.

N’étant pas compétent dans cette branche de l’histoire, j’ai d’autant plus apprécié ce qu’il m’apportait que j’y trouvais un complément et un approfondissement de ce que j’avais moi-même trouvé aux Archives d’outre-mer sur la nouvelle politique algérienne élaborée par le CFLN à Alger en 1944, et qui visait à rendre l’Algérie vraiment française par un ensemble de réformes politiques, économiques et sociales tendant à accélérer l’intégration de l’ensemble de ses habitants dans la France.

J’ai donc lu avec le plus grand intérêt sa thèse, qui fut publiée à deux reprises en 1999 par la SFHOM [iv]  et en 2005 par les éditions Flammarion [v]. Et j’ai lu avec la plus grande attention toutes les communications qu’il a présentées dans de nombreux colloques sur des sujets concernant la dimension économique et financière de la politique de la France en Algérie [vi], mais aussi les conditions dans lesquelles les «rapatriés» d’Algérie ont été accueillis et recasés en France métropolitaine, notamment son étude sur «Les pieds-noirs» publiée en 2004 dans le grand ouvrage collectif dirigé par Mohammed Harbi et Benjamin Stora sous le titre La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie [vii].

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Je l’ai aussi invité à l’Université de Toulouse-Le Mirail pour participer, le 19 mai 2003,  à une journée d’étude sur les exodes d’Algérie en 1962. Dans son exposé, il avait décomposé l’exode des citoyens français d’Algérie en quatre périodes chronologiques distinctes : la première allant de 1943 à 1959, la deuxième de septembre 1959 à mars 1962, la troisième, d’avril à août 1962, étant «la ruée», et la quatrième, de septembre 1962 à 1965, la queue du mouvement.

Faisant le point sur les modalités de cet exode avec la plus grande exactitude, il observait néanmoins que «contrairement à ce qu’a retenu la mémoire douloureuse des rapatriés, le rapatriement avait été pensé et préparé par l’administration».

Dans les débats, il avait vigoureusement insisté sur cet «énorme décalage entre les représentations et la réalité», montré que le bilan avait été positif pour la population accueillie, parce que, la société métropolitaine étant alors plus ouverte que celle de l’Algérie coloniale, avait offert aux «pieds-noirs» des possibilités de promotion plus grandes.

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Le pays d’arrivée en avait également bénéficié, étant donné que l’économie française n’avait pas souffert de la «perte» de l’Algérie, parce que le rapatriement avait transféré en France l’essentiel de son potentiel économique (main d’œuvre qualifiée, capitaux et consommation).

Quant au pays de départ, Daniel Lefeuvre posait ainsi le problème : y avait-il compatibilité entre le maintien d’une population française en position économiquement et socialement dominante, et la volonté légitime de promotion des Algériens musulmans ? Mais n’y a-t-il pas eu aussi un appauvrissement de l’Algérie par le départ massif de presque tous ses cadres ? [viii]

 

Un nouveau tournant vers une histoire engagée ?

(2006-2008)

Pourtant, je n’avais pas prévu le nouveau tournant qu’il allait prendre dans les années 2006 à 2008, et je ne sais même pas s’il l’avait prévu lui-même. Essayons donc d’en reconstituer les étapes avant d’en mesurer les conséquences.

À première vue, rien ne laissait prévoir ce tournant quand il avait lancé en 2006 un projet de revue scientifique en ligne appelée Études coloniales.

Dans un message daté du 18 mars 2006, il m’avait ainsi expliqué son projet : «J'ai sauté le pas et décidé, avec Marc Michel et Michel Renard, de créer une nouvelle revue : Études coloniales. Jacques Frémeaux a également accepté de participer à l'aventure. L'originalité de cette revue est double : une édition exclusivement hypermédia; une diffusion par abonnement gratuit (liste de diffusion). Ces caractéristiques ont pour objectif de diffuser la revue auprès des publics pour lesquels les revues "classiques" sont inaccessibles. Je pense, en particulier à nos collègues (et aux institutions universitaires) des pays du "Sud" (un réseau de correspondants sera à construire) qui n'ont pas les moyens de payer des abonnements qui représentent une fraction importante de leur traitement. Je pense aussi à la masse des étudiants, aussi bien de France qu'étrangers, ainsi qu'à nos collègues de l'enseignement secondaire. Chaque numéro (il y aurait deux livraisons par an) sera construit autour d'une thématique augmentée de varia, de comptes rendus de lectures. Nous nous proposons de publier un premier numéro en septembre autour de la notion d"'années ruptures", puisque nous fêtons le 50e anniversaire de 1956».

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Ce projet fut réalisé, mais sous une forme très différente de celle d’une revue scientifique : un blog portant le même titre, mais invitant ses lecteurs à réagir immédiatement à des publications (livres ou autres) présentées par lui. Daniel Lefeuvre proposait aussi un cycle de colloques sur les colonisations comparées, dont le premier eut lieu à Metz en 2007.

Mais au moment où aurait dû sortir le premier numéro de la dite revue en ligne, en septembre 2006, Daniel Lefeuvre publia chez Flammarion un livre au ton inhabituel de la part d’un historien, intitulé Pour en finir avec la repentance coloniale [ix].

C’était un ouvrage politique, au meilleur sens du terme, écrit par un historien qui s’élevait contre l’utilisation d’arguments pseudo-historiques par d‘autres auteurs nommément cités, parmi lesquels se trouvaient aussi quelques collègues universitaires. S’il était rédigé avec une évidente vigueur polémique, il n’en restait pas moins solidement fondé sur l’histoire. Qu’on en juge d’après son introduction et sa conclusion.

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La première définissait clairement son objet et sa raison d’être : «Après celle de la guerre d’Algérie, une nouvelle génération d’anticolonialistes s’est levée. Courageuse jusqu’à la témérité, elle mène combat sur les plateaux de télévision et dans la presse politiquement correcte. Multipliant les appels ou les pétitions en faveur des "indigènes de la République", elle exige de la France, de la République et des Français qu’ils expient ce huitième péché capital traqué avec obstination dans avec obstination dans les moindres replis de la conscience nationale : notre passé colonial et son héritage.

La discrimination sociale dont sont victimes les jeunes Français – et les immigrés – noirs et arabes de nos banlieues et de nos quartiers déshérités ? Héritage colonial ! Le racisme de la police ou de l’administration ? Héritage colonial ! La difficile insertion de l’islam dans l’espace national ?  Héritage colonial ! Et lorsque la justice condamne un jeune délinquant, pour peu qu’il soit arabe ou noir, c’est  encore l’œuvre d’une justice toujours coloniale ! Car, un demi-siècle après la fin de la décolonisation, l’esprit des "bureaux arabes" créés par l’administration française en Algérie perdure sournoisement au sein des institutions de la République. Rien ne serait plus urgent que d’extirper les séquelles immondes du colonialisme qui corrompent, aujourd’hui encore, la société française.

Aussi, d’ouvrages en articles, de radios en télévisions, les Repentants se sont-ils lancés dans cette salutaire mission : éveiller les Français au devoir de mémoire qu’il leur faut accomplir par rapport à leur histoire coloniale, érigée en nouveau "passé qui ne passe pas", par analogie avec les pages les plus sombres de la France de Vichy». 

Quant à la conclusion, elle ne laisse aucun doute sur l’attachement de Daniel aux principes républicains : «Prétendre que les Français doivent faire acte de repentance pour expier la page coloniale de leur histoire et réduire les fractures de la société française relève du charlatanisme ou de l’aveuglement. Cela conduit à ignorer les causes véritables du mal et empêche donc de lui apporter les remèdes nécessaires. Le risque est grand, alors, de voir une partie des Français, bien persuadés qu’ils seront à jamais les indigènes d’une République irrémédiablement marquée du sceau de l’infamie coloniale, vouloir faire table rase  et jeter, en même temps, nos institutions et le principe sur lequel elles reposent depuis la Révolution française : l’égalité en droit des individus. Belle révolution en perspective – peut-être même déjà en cours – , qui amènerait à créer en France un patchwork de communautés, avec leurs spécificités, leurs règles, leurs droits, leur police et leur justice, à l’appartenance desquelles les individus seraient assignés, avec ou sans leur accord. Une France, grâce à l’action du MRAP, définitivement débarrassée de l’horreur laïque, où chacun pourrait exhiber au sein des établissements scolaires ses convictions religieuses ou politiques. Une France où l’on serait blanc, noir ou arabe, chrétien, juif ou musulman – éventuellement athée – avant d’être Français. Bref, une France de l’Apartheid».

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Cet ouvrage, dont j’ignore à quel moment il en avait conçu le projet, était sans aucun doute le fruit de ses réflexions sur les querelles qui avaient divisé et opposé les historiens à propos d’enjeux mémoriels depuis plus d’une douzaine d’années. J’en avais rendu compte plus d’une fois, dans de nombreux textes placés sur mon site auxquels je me permets de renvoyer, notamment «Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France» [x], présenté dans un colloque à Paris en septembre 2003.

J’y citais notamment une tribune libre sur «les historiens et la guerre d’Algérie» publiée dans Le Monde du 10-11 juin 2001 par le sociologue Aïssa Kadri et les historiens Claude Liauzu, André Mandouze, André Nouschi, Annie Rey-Goldzeiguer, et Pierre Vidal-Naquet, qui réclamait une ouverture des archives publiques beaucoup plus large : «Sans hypocrisie, il importe de veiller à l’ouverture des fonds militaires et civils, non pas au compte-goutte, pour quelques privilégiés dont on a testé l’échine souple, mais à tous les chercheurs et surtout aux jeunes qui découvrent une réalité difficile à imaginer».

Daniel Lefeuvre lui avait répondu par une lettre que le journal n’avait pas publiée, où il contestait «les exagérations de l’analyse de ses collègues (à l’exception de l’opacité de la gestion des archives de la préfecture de police de Paris), la revendication d’un accès illimité aux archives, et l’idée que celles-ci manquent aux historiens qui veulent les consulter». Il concluait ainsi : «cette histoire coloniale que l’on peut faire, rien ne justifie de la réduire à ses manifestations les plus sanglantes, les plus négatives, dans une perspective de dénonciation plus que de connaissance et de compréhension, comme nous y conduit la fin de la tribune publiée par Le Monde».

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Daniel Lefeuvre attendait des réactions constructives à son livre de ses principaux collègues, cités ou non. Il obtint par mail une appréciation plutôt favorable de Gilbert Meynier – qui avait organisé du 20 au 22 juin 2006 à Lyon un important colloque «Pour une histoire franco-algérienne, en finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire»  auquel Daniel n’avait pas participé - même si celui-ci aurait aimé le voir ne pas réserver ses traits aux seuls «anticolonialistes», puisque le «lobby victimaire pied-noir» en était le symétrique idéologique.

Daniel Lefeuvre lui répondit que, s’il ne s’était pas attaqué à l’idéologie des organisations pieds-noirs, parce que le livre était consacré aux «Repentants», il avait pris soin, aux pages 165 et suivantes, de «consacrer un chapitre à "l’Algérie clochardisée", qui est un démenti apporté à l’idée d’une colonie prospère qui assurerait le bien être de sa population» [xi].

Puis Olivier Pétré-Grenouilleau, que Daniel Lefeuvre avait contribué à défendre contre la menace d’un procès abusif durant l’année précédente, publia un compte rendu très favorable dans Le Monde des livres du 28 septembre 2006 : «De tout cela on pourra évidemment discuter dans le détail tel ou tel point. Par ailleurs fallait-il être aussi direct vis-à-vis d'une "nébuleuse repentante" plus mise en avant que présentée ? Mais, utile, courageux, et pensé avec civisme, ce livre montre qu'il peut exister un espace entre repentance et "mission" colonisatrice (lesquelles renvoient toutes deux - est-ce un hasard ? - au même registre du théologique et du sacré) : celui de l'histoire et de l'historien. Car, à un moment où les mémoires deviennent traumatiques, l'histoire - une histoire assumée et dépassionnée - peut, aussi, être thérapeutique».

Benjamin Stora donna ensuite son avis sur le livre de Daniel Lefeuvre dans une interview accordée à Marianne n° 493 du 30 septembre au 6 octobre 2006, p. 69. Celui-ci lui répondit sur son blog personnel le 5 novembre 2006, avec modération mais fermeté, en distinguant trois points de désaccord avec lui : le reproche de ne travailler que sur des archives écrites de la puissance coloniale, celui de s’inscrire «dans une querelle plus idéologique qu’historique», et enfin un désaccord sur la fonction même de l’histoire : «Contrairement à Daniel Lefeuvre, je ne crois malheureusement pas qu’on puisse combler cette demande de reconnaissance de la souffrance par des faits et des chiffres. Les arguments rationnels ne viennent pas à bout de l’affect. Du moins cette réponse rationnelle, si elle est indispensable, n’est pas suffisante».

Daniel Lefeuvre lui répondit nettement : «J’avoue ne pas suivre B. Stora dans cette voie qui tend à construire une histoire compassionnelle. Connaître, comprendre, expliquer le passé pour permettre aux hommes de mieux se situer dans le présent, voilà l’objet et l’ambition de notre discipline, ce qui n’est pas peu. La souffrance des victimes n’est pas de son ressort, sauf à en faire un objet d’histoire. Reste, et bien des drames collectifs du vingtième siècle le montrent,  la vérité est bien souvent la première exigence des victimes - ou de leurs proches - qui veulent savoir et comprendre. C’est donc en faisant leur métier que les historiens peuvent contribuer aux apaisements nécessaires, et non en se donnant comme mission d’apporter du réconfort» [xii].

Claude Liauzu, qui avait été le promoteur de la pétition signée l’année précédente par de nombreux historiens et enseignants d’histoire contre la loi du 23 février 2005 exposa en détail sur Études coloniales du 4 octobre 2006 un avis partagé entre l’approbation et l’irritation : «D. Lefeuvre exprime à n’en pas douter un point de vue largement partagé parmi les spécialistes en rappelant clairement que la colonisation n’a pas été synonyme de génocide, que les procès ad satietatem et la surenchère victimaire n’ont rien à voir avec l’histoire.  (…) Cependant, comment critiquer les "repentants" sans faire de même pour les nostalgiques de la colonisation ? Ces tâches sont indissociables, car il s’agit de deux entreprises de mémoires minoritaires, qui cultivent les guerres de cent ans, se nourrissent l’une de l’autre et font obstacle à ce qui est désormais un enjeu fondamental pour notre société : élaborer un devenir commun à partir de passés faits de conflits, de relations aussi étroites qu’inégales, d’une colonisation ambigüe (…). Que Lefeuvrix (sic), descendant d’Arverne, ironise sur l’idée de poursuites contre les descendants de Jules César pour crime contre l’humanité, soit, mais le "Cafre" des Iles à sucre n’a peut-être pas encore atteint la distance permettant cette attitude envers un esclavage dont les traces n’ont pas disparu».

Rappelant le sens de sa lutte contre la loi du 23 février 2005, il prenait très clairement ses distances avec les excès des militants de la mémoire anticoloniale : «Contre les certitudes assénées au nom de la lutte idéologique, il faut maintenir le devoir d’histoire. Affirmer qu’on ne saurait avoir d’ "ennemis à gauche" et donc qu’il ne faut pas critiquer les historiens "anticolonialistes", c’est confondre les rôles, mélanger science et politique et se tromper d’époque. Les associations antiracistes, si elles veulent conserver des relations cohérentes avec les chercheurs, doivent revenir au modèle de l’affaire Dreyfus, quand les historiens et les archivistes assuraient leur fonction, celle d’expert et non de caution "scientifique" aux idéologues».

Mais il décochait aussi une flèche à Daniel Lefeuvre : «Cependant, on a du mal à croire que la société du maire de Marseille ou celle d’un Georges Frèche [xiii] et des associations nostalgiques de l’OAS, d’un ministre des anciens combattants qui insulte les historiens, soient plus gratifiantes que celle des associations antiracistes. Les projets de mémoriaux de la France d’outre-mer ou de l’Algérie française pour lesquels les politiciens sollicitent les historiens sont-ils scientifiquement plus solides ? Sur tout cela, le silence de Daniel Lefeuvre affaiblit sa démonstration».

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Enfin, Catherine Coquery Vidrovitch, qui avait été relativement peu attaquée par Daniel Lefeuvre dans son livre, réagit très vigoureusement (probablement par solidarité avec d’autres cibles de sa polémique [xiv]) sur le site du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire le 29 mars 2007, puis Daniel lui répondit à son tour le 18 mai 2007 sur Etudes coloniales, et elle lui répondit sur un ton plus conciliant sur le site du CVUH le 26 juin 2007.

Même si cette polémique connut encore d’autres rebondissements plus tard, les textes en sont suffisamment longs et faciles à trouver pour que je n’y revienne pas davantage. Signalons seulement que, dans ma réponse au livre de Catherine Coquery Vidrovitch paru en 2012, Enjeux politiques de l’histoire coloniale, j’ai essayé de leur montrer un terrain d’entente possible [xv], et que son message publié sur le site Etudes coloniales après le décès de Daniel a en quelque sorte enterré le passé [xvi].

Daniel Lefeuvre avait pourtant relancé une nouvelle polémique en critiquant, dans un article du Figaro-Magazine du 30 juin 2007 («L’identité nationale et la République», co-signé avec Michel Renard) une pétition de quelque 200 universitaires et intellectuels (publiée à la une de Libération du 22 juin 2007) rassemblés autour de Gérard Noiriel, qui dénonçait «la dénomination du ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement», parce que «l’identité nationale constitue, aujourd’hui, une synthèse du pluralisme et de la diversité des populations et ne saurait être fixée dans le périmètre d’un ministère».

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Leur réponse, qui se réclamait notamment de Marc Bloch et de Vidal de la Blache,  posait ainsi le problème : «ce que souhaitent les pétitionnaires, dans leur appel au président de la République, ne relève pas des "traditions démocratiques françaises" qu’ils invoquent, mais, bien au contraire, leur tourne le dos : leur revendication conduit à ce que la République renonce à sa tradition assimilatrice au profit d’un multiculturalisme et d’un communautarisme destructeurs des valeurs universelles dont notre pays se veut le porteur. Ce débat sur l’identité nationale montre que la République est, aujourd’hui, à une croisée des chemins. Deux voies sont proposées. La première, dans la perpétuation des "traditions démocratiques françaises", entend maintenir la République dans ses valeurs universelles, une République une et indivisible, laïque, composée de citoyens égaux en droits et en devoirs, assurant l’égalité des hommes et des femmes, etc. quitte à lutter pour que les réalités se rapprochent chaque jour un peu plus de cet idéal. L’autre voie, qu’esquisse le texte de la pétition, jusque dans le vague de sa formulation, suggère d’abandonner l’universalisme républicain au profit d’une République de la cohabitation, du voisinage entre communautés, chacune disposant de ses valeurs, de ses normes, de son droit et de ses représentants». La réponse de Catherine Coquery-Vidrovitch, publiée le 31 juillet sur le site du CVUH était relativement brève et modérée.

Dans la même perspective, Daniel Lefeuvre et Michel Renard publièrent en octobre 2008 aux Editions Larousse (dans la collection «À dire vrai» dirigée par Jacques Marseille) un petit livre intitulé Faut-il avoir honte de l’identité nationale ?» [xvii].

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Ce livre commençait ainsi : «Dans la plus ancienne nation d’Europe, l’identité nationale n’a plus la cote. Il n’est question que "d’identité fantasmée", de "mythe national", "d’intolérance culturelle", de "xénophobie d’État". On écrit que la «"nation porte la guerre en son sein comme la nuée porte l’orage» selon une fausse citation de Jaurès (…). On affirme que c’est la "droite qui, depuis un siècle, a toujours privilégié le national contre une gauche rassemblée autour du social", etc. Ceux des Français qui tiennent la notion d’identité nationale pour autre chose qu’une pathologie développeraient une ringardise du national, une obsession des origines, voire un racisme honteux Il faudrait sacrifier toute fierté d’être français et se défaire d’une "construction" de l’histoire de France, fruit des idéologues d’une IIIe République qui, par "bourrage de crâne patriotique", aurait envoyé au massacre des millions d’hommes, un beau soir d’août 1914.

Nous refusons cette dévaluation arbitraire de la notion d’identité nationale comme si, tout au long de l’histoire, elle n’avait eu qu’une seule signification. Nous refusons la mise en accusation, quelque peu paranoïaque, d’une prétendue machine républicaine qui ferait violence à la "France plurielle et métissée", en lui inculquant une "identité" qui ne serait pas la sienne».

Et dans leur conclusion ils citaient plusieurs bons auteurs pour distinguer le patriotisme de la xénophobie : «Les idéologues de l’à-peu-près devraient entendre cette herméneutique républicaine. À défaut de vaines "leçons", pour un avenir qui toujours produira de l’original et de l’inattendu, l’histoire dégage du passé une multitude de références qui, entre les deux écueils de la honte et de l’orgueil, et à l’écart de tout essentialisme, rappellent ce que la culture, la fraternité et la démocratie doivent à l’identité nationale de la France. Quelle meilleure défense de l’identité nationale que celle prononcée par l’historien britannique Théodore Zeldin, dans son Histoire des passions françaises : "Aucune nation, aucune démocratie ne peut écrire sa propre histoire sans reconnaître à la France une dette ou une influence directe. L’histoire de France aura toujours un sens pour l’histoire universelle". Avons-nous le droit de renier cette identité ?».

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Théodore Zeldin

Mais entre temps,  Daniel Lefeuvre avait accepté pour la première fois de participer en tant qu’invité au congrès national des Cercles algérianistes, à Perpignan le 24 novembre 2007. À en juger d’après mes souvenirs, et d’après ma collection des Informations de L’Algérianiste, c’est à la suite de la venue du président du cercle de Reims, Gérard Rosenzweig, au colloque «L’Europe face à son passé colonial» organisé à l’Université de Metz du 25 au 27 avril 2007 par Olivier Dard et Daniel Lefeuvre, que ce dernier aurait été invité à participer au prochain congrès des Cercles algérianistes qui allait se réunir à Perpignan et coïncider avec l’inauguration du mémorial national des disparus le 25 novembre 2007.

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congrès algérianiste, Perpignan, 24 novembre 2007 ;
deuxième en partant de la droite, Daniel Lefeuvre

Dans un débat qui eut lieu la veille, sur le droit à la mémoire des Français d’Algérie, Daniel Lefeuvre eut la lourde tâche de défendre l’histoire, sinon tous les historiens, qui furent très critiqués à cause d’un «rapport récent d’un collectif d’historiens fort engagés» dont je reparlerai plus loin. Il reconnut que «toute mémoire est légitime», que la vertu cardinale des historiens doit être «l’honnêteté intellectuelle», mais qu’il n’était pas certain de faire le même métier que certains de ses collègues.

Pour mieux comprendre cette décision prise par Daniel Lefeuvre, il me faut revenir sur l’initiative prise le 20 janvier 2007 par le politologue Eric Savarese de réunir une table ronde d’historiens le 19 avril 2007 au Centre universaire de Narbonne. J’acceptai d’y participer sans lui cacher pour autant, dès ma première réponse, mon profond scepticisme sur les chances de succès de son entreprise, parce qu’elle se présentait d’une manière contradictoire comme une tentative de médiation entre les adversaires du projet de mémorial des disparus français d’Algérie à Perpignan et le Cercle algérianiste de cette ville qui l’avait conçu, mais sollicitée uniquement par les premiers.

La journée du 19 avril fut en elle-même une journée de discussion entre collègues très intéressante, mais les difficultés apparurent quand il fallut en tirer une synthèse. Pour mettre fin à de longues discussions par mail,  après avoir formulé toutes mes objections le 24 mai, j’acceptai de guerre lasse le texte d’Eric Savarese le 28 mai, tout en maintenant ma position personnelle que j’avais exprimée oralement le 19 avril et rédigée ensuite sous le titre «Les raisons de l’échec du traité d’amitié franco-algérien».

À la suite de quoi le rapport de synthèse d‘Eric Savarese fut publié sur le site de l’Université de Perpignan http://www.univ-perp.fr (page d'accueil, rubrique "A la une, actualité") le 29 mai. Par la suite, j’acceptai que le texte de mon intervention fût publié dans les actes de cette journée que publia son organisateur en octobre 2008, mais avec un renvoi à la mise au point que j’avais publiée sur mon site le 5 septembre 2007 sous le titre : «Ma position sur l’annexe au rapport d’Eric Savarese : « une note sur le ‘mur des disparus’», et qui se terminait ainsi :

«Pour conclure, je propose de réfléchir aux remarques suivantes :
Le groupe d’historiens qui s’est réuni le 19 avril dernier à Narbonne n’avait pas vocation à exercer la fonction d’arbitres du conflit mémoriel de Perpignan.
Le projet de “site public de documentation et d’exposition sur l’Algérie” qu’il a élaboré à juste titre peut être réalisé aussi bien à Perpignan, ou ailleurs.
Le Mémorial des disparus français d’Algérie en cours de préparation à Perpignan n’est pas a priori moins acceptable que les activités mémorielles de la Fondation du 8 mai 1945 ou de l’association “17 octobre 1961 contre l’oubli”. Il ne peut donc pas être jugé isolément sans tenir compte de ces précédents» [xviii].

Venu à Metz pour participer au colloque L’Europe face à son passé colonial organisé par Olivier Dard et Daniel Lefeuvre une semaine après la journée de Perpignan, j’y avais présenté la même communication sur «Les raisons de l’échec du traité d’amitié franco-algérien» [xix], qui fut également  publiée dans les actes de ce colloque en octobre 2008, afin de donner la plus large diffusion à mes analyses. Après coup, il me paraît évident que Daniel avait tiré les leçons de cette expérience.

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Et ce d’autant plus que dans le même temps plusieurs des participants au groupe réuni autour d’Eric Savarese, avec la participation très active de Gilbert Meynier, avaient pris l’inititiative de publier à la veille du voyage officiel du nouveau président français Nicolas Sarkozy en Algérie, le 1er décembre 2007, une pétition intitulée «France-Algérie : dépassons le contentieux historique», et sous-titrée «Le voyage à Alger de Nicolas Sarkozy doit être l’occasion de faire face au passé et de penser l’avenir», à la fois en France dans Le Monde et L’Humanité, et en Algérie dans El Watan et Le Quotidien d’Oran en français et dans Al Khabar en arabe.

Invité à participer à cette initiative quelques mois plus tôt, j’avais fait connaître mes critiques aux premières versions. Après avoir lu le texte final, ramassé en une page, qui avait été signé par plusieurs historiens dont j’approuvais le plus souvent les opinions, j’ai décidé de publier sur mon site, le 16 décembre 2007, mes points d’accord et de désaccord, pour aboutir à un essai de synthèse.

J’y approuvai les efforts déployés par le président Sarkozy pour «arriver à tenir un discours qui parvienne à satisfaire toutes les sortes de mémoires représentées en France, et si possible en Algérie», et je conclus ainsi : «Cependant, une implacable actualité est venue rappeler aux Algériens, le 11 décembre dernier, que leur vrai problème n’était pas d’obliger le président de la République française à prononcer les mots qu’ils lui réclament depuis tant d’années, mais de faire en sorte que le terrorisme cesse d’être considéré comme un moyen d’action légitime par des Algériens contre d’autres Algériens. Et ce problème-là, qui tient à l’idéologie enseignée par l’Etat algérien à son peuple depuis l’indépendance du pays il y aura bientôt un demi-siècle, mérite d’être enfin pris en considération si l’on veut que l’avenir des Algériens soit meilleur que leur passé». [xx]

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Mais la même initiative inspira à Daniel Lefeuvre et Michel Renard une réponse beaucoup plus tranchée que la mienne, datée du 3 janvier 2008 et intitulée «France-Algérie : l’impossible travail historique». Elle fut ensuite fut publiée sur le site de Julien Landfried, L’Observatoire du communautarisme, puis sur Etudes coloniales du 20 février 2008, mais aussi dans L’Algérianiste n° 121 de mars 2008, puis dans Historiens et géographes n° 402 de mai 2008 (à la suite du texte de l’appel «France-Algérie : dépassons le contentieux historique»).

«"Dépasser le contentieux historique" qui oppose la France et l’Algérie, tel et le vœu d’un appel lancé par des universitaires et diverses personnalités françaises et algériennes.

Au-delà de la démarche généreuse dont il témoigne, et à laquelle nous sommes sensibles, ce texte suscite bien des réserves qui justifient que nous ne pouvons nous y associer.

Ses auteurs appuient leur démarche sur l’idée que le passé colonial ferait "obstacle à des relations apaisées entre la France et les pays qu’elle a autrefois colonisés", en particulier avec l’Algérie. Dès lors, ils pressent "les plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation".

Comment ne pas s’étonner du recours à une conception aussi simpliste de la causalité en histoire qui ressemble plus à la théorie du "premier moteur" d’Aristote qu’aux structures de longue durée de Fernand Braudel ou aux temporalités plurielles et fragmentées de l’historiographie des mémoires. S’il fallait penser les relations entre la France et le Maghreb en terme de traumatismes, pourquoi alors ne pas revisiter une histoire longue, également "traumatique", intégrant les conquêtes arabes, la piraterie "barbaresque" et la mise en esclavage des chrétiens faits captifs ?

En réalité, les auteurs du texte semblent avoir été piégés par la rhétorique des dirigeants algériens qui, pendant la guerre d’Algérie et depuis l’indépendance du pays, utilisent une histoire mythifiée et diabolisée de la colonisation pour justifier leur dictature sur le peuple algérien, l’incurie de leur gestion, la prévarication des richesses nationales, en particulier des hydrocarbures, leur incapacité à assurer sécurité et progrès social à leurs concitoyens.

Ce n’est pas le passé colonial, en lui-même, qui fait obstacle à des relations franco-algériennes apaisées, mais bien plutôt l’usage politique et diplomatique qu’en font, selon les circonstances, les dirigeants algériens. La démagogie historique qu’ils déploient vise surtout à manipuler les ressentiments et les frustrations de la population ainsi qu’à mettre en difficulté le partenaire français. Quel autre sens accorder à cette mise en accusation des faits du passé ? Et quel sens aujourd’hui à vouloir les juger ? Le colonialisme serait-il d’actualité ? La re-colonisation de l’Algérie serait-elle planifiée ? Quand l’Algérie était sous domination française, les contemporains ont eu à réagir, et nombre d’entre eux l’ont fait. Mais, comme Marc Bloch le soulignait, "Le passé est, par définition, un donné que rien ne modifiera plus" et l’historien ne peut que l’étudier et s’attacher à le comprendre. Tout le reste n’est que littérature ou posture d’un anticolonialisme anachronique». (…)

Passons sur le développement très détaillé de l’argumentation, qui faisait un sort presque à chaque mot de ce bref appel, pour en venir à la conclusion :

«Enfin, quel pays, aujourd’hui, "utilise les mémoires meurtries à des fins politiques", sinon l’Algérie ? Qui instrumentalise un passé réécrit pour la circonstance ? Qui évoque les soi-disant "génocides" perpétrés par la France en Algérie ? Qui,  sinon les responsables algériens ? Il est bien inutile de s’indigner contre les "entreprises mémorielles unilatérales" parce que, par définition, la mémoire est toujours spécifique à un individu ou à un groupe. Comme telle, elle est nécessairement unilatérale et ne saurait être partagée avec d’autres individus ou d’autres groupes n’ayant pas vécu les mêmes événements.

Seul, et nous rejoignons sur ce point les auteurs de l’appel, "un travail historique rigoureux" est possible. Mais comment pourrait-il se faire, aujourd’hui, dans ce "partenariat franco-algérien" que le texte réclame, dès lors qu’en Algérie, une histoire officielle corsète la recherche et sa diffusion ? que la plupart des archives, notamment celle du FLN, restent pour l’essentiel fermées aux chercheurs ? Dès lors, au fond, que l’histoire, qui reste un élément central de justification du pouvoir pour des caciques qui n’ont plus guère d’autre source de légitimité, ne dispose d’aucune véritable liberté ? À moins, et le contenu du texte est hélas ! sur ce point particulièrement ambigu, d’entrer dans le jeu des autorités algériennes».

Daniel et Michel
Daniel Lefeuvre et Michel Renard

Ainsi, cette réponse particulièrement énergique refusait délibérément toutes les formules équivoques nécessaires pour rassembler le maximum de signatures des deux côtés de la Méditerranée. Elle dénonçait clairement l’exploitation de la mémoire dont le pouvoir algérien était et reste coutumier, et dont le texte de la pétition s’interdisait de parler explicitement tout en le désavouant implicitement.

Elle refusait ainsi le risque persistant d’une instrumentalisation de la mémoire par le pouvoir algérien afin de soumettre les esprits des Français (comme ceux des Algériens) à sa volonté affichée d’obtenir une déclaration de repentance pour les crimes de la colonisation, [xxi] ce qui lui aurait permis de continuer à se décharger de toutes ses responsabilités propres sur la seule France. En refusant délibérément ce risque, Daniel Lefeuvre et Michel Renard avaient délibérément pris le risque de couper les ponts avec ceux qui avaient fait le choix inverse.

bibliothèque 3 24 juin 2008

Pour autant, Daniel Lefeuvre n’avait pas renoncé à son rôle d’historien, bien au contraire. Dans l’introduction au colloque L’Europe face à son passé colonial, présentée à Metz en mars 2007 et publiée en octobre 2008, il partait, avec Olivier Dard, d’un tableau inquiétant de la «guerre des mémoires» qui prévalait en France depuis une quinzaine d’années :

- «La colonisation a-t-elle eu un "caractère positif" ou a-t-elle été facteur d’une exploitation et d’une domination féroces des peuples et des territoires colonisés ? Faut-il la traiter comme une page d’histoire parmi d’autres ou bien l’expier comme un péché, qui entache la France depuis plus d’un siècle ?  Glorifier l’œuvre française outre-mer ou entrer en pénitence et demander pardon pour les prétendus "génocides" perpétrés par la France dans ses colonies, comme l’exige le président algérien A. Bouteflika ?  Depuis la loi du 23 février 2005 et son article 4, le débat dait rage en France autour de ces questions».

Rappelant l’article de Daniel Rivet paru en mars 1992 dans Vingtième siècle sous le titre «Le fait colonial et nous, histoire d’un éloignement», ils devaient malheureusement constater son erreur : «Quinze ans plus tard, il faut bien le constater, loin d’être enfin devenu un objet froid de la recherche historique, le passé colonial nourrit une véritable "guerre des mémoires", selon l’expression de Benjamin Stora. Une guerre où tout se mêle : les lois mémorielles et leur légitimité, le projet de traité d’amitié franco-algérien et son échec, le poids du passé colonial dans les phénomènes d’exclusion au sein de la société française, les racines coloniales du racisme, les responsabilités de la colonisation dans le sous-développement, etc. Une guerre dans laquelle, bien souvent, l’historien peine à se reconnaître, tant les règles de sa discipline sont mises à mal, dès lors que l’histoire n’entre plus dans une démarche de connaissance et de compréhension, mais qu’elle est mise au service de calculs idéologiques ou politiques» [xxii].

un double enjeu 2007

Et dans sa propre contribution à la fin du livre, intitulée La France face à son passé colonial, un double enjeu,  il se faisait en quelque sorte l’historien de cette histoire très récente, de manière à défendre l’indépendance de l’histoire contre son exploitation idéologique.

Dans sa première partie, il commençait par dresser «les jalons d’une récurrence», celle de la dénonciation du fait colonial depuis les années 1990, mais aussi de sa célébration. Il constatait les excès de la «nostalgérie» d’un certain nombre de rapatriés d’Algérie, qui n’était le plus souvent que «l’expression de la mélancolie du pays perdu de leur jeunesse (…) et de l’irritation et même de la colère face aux caricatures qui sont faites de ce que fut l’Algérie française et de ce qu’étaient les Français d’Algérie. D’autres poussent plus loin, et défendent, en réaction, une image idéalisée des réalités coloniales en s’attachant à ne voir que l’aspect "positif" de la présence française outre-mer».

Mais il rappelait aussi la réalité d’une œuvre positive de la colonisation («la colonisation s’est bien accompagnée du développement d’infrastructures modernes, de services sanitaires et scolaires, etc. On doit aussi porter à son crédit l’essor démographique des populations colonisées qui résulte en grande part de cette intrusion de la modernité»).

Il maintenait donc le cap de l’historien entre l’apologie et le dénigrement : «L’Algérie au temps des Français était une société coloniale, marquée par des inégalités non seulement sociales – lesquelles d’ailleurs traversaient aussi le peuplement français, en très grande proportion constitué de petites gens et non de ces gros colons trop souvent évoqués – mais aussi des inégalités et de même, des infériorités qui distinguaient la masse des Algériens musulmans des Français. Quel que soit le domaine considéré, économique, social, politique, juridique – au moins jusqu’en 1946 - , culturel, médical, etc, ces inégalités sont frappantes» (…).

Puis il distinguait du fait colonial sa condamnation aujourd’hui en vogue : «La condamnation, quant à elle, est le fait d’une nébuleuse qui soutient que la société française serait, aujourd’hui, une société post-coloniale. Dans la France du XXIe siècle, "la gangrène coloniale s’empare des esprits". Dès lors, l’histoire est mise à contribution pour justifier à la fois cette analyse et les revendications mémorielles ou matérielles qui l’accompagnent. Car qui est en jeu, à ce niveau, c’est donc moins la réalité du passé qu’on convoque que ce qu’il permet d’affirmer quant au présent de la République, de son fonctionnement, ainsi que des origines et des causes des disparités sociales et des discriminations de toute nature qui la minent».

C’était l’objet de la partie suivante, intitulée «le sens d’une légende noire». Il aboutissait à un jugement sévère sur des écrits qui confondaient l’histoire avec la justice : «Condamner la colonisation par un jugement politique, à la limite pourquoi pas, même si je trouve cela inepte, mais par un jugement historique ! Faut-il, pour la cause, changer la fonction de la discipline ? La transformer en procureur du passé et exiger que, désormais, elle rassemble les pièces d’accusation – voire qu’elle en fabrique de fausses si nécessaire -  en vue de du procès qu’elle est désormais chargée d’instruire ? Que la revue L’Histoire, pourtant de bonne tenue en général, publie, en octobre 2005, un numéro spécial sous le titre "La colonisation en procès", souligne combien la même dérive menace même des esprits éclairés. D’un enjeu politique, le débat sur la colonisation se double donc d’un enjeu académique, l’un s’articulant à l’autre».

Il en venait donc à proposer dans sa dernière partie un «retour sur quelques règles de la science historique», en s’appuyant sur la figure tutélaire de Marc Bloch, rappelant que «l’historien n’est pas un juge (…) pas même un juge d’instruction». Il formulait alors quatre critiques essentielles contre l’histoire-procès : la «confusion établie entre discours et pratiques», puis «l’anachronisme, ce "péché mortel" des historiens dénoncé naguère par Lucien Febvre», puis «la généralisation de l’exceptionnel ou du contingent qui deviennent alors des caractéristiques faisant de la colonisation un "système"», et enfin «l’absence de comparatisme».

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Daniel Lefeuvre, Metz, 2007

Et Daniel Lefeuvre concluait avec fermeté : «On le voit bien (…), l’histoire de la colonisation n’est pas seulement un objet de curiosité intellectuelle ou de controverses académiques. L’intérêt qui lui est accordé, au-delà du cercle limité des spécialistes, se justifie dans la mesure où elle parle de la France d’aujourd’hui et offre, par analogie plus que par analyse, des explications commodes et paresseusement satisfaisantes à la crise sociale et identitaire que traverse notre pays. C’est pourquoi on peut gager que le passé colonial ne disparaîtra pas prochainement de l’actualité française. Mais, dans ces conditions, il revient aux historiens de s’arc-bouter sur les principes et les pratiques consacrés de leur discipline, afin qu’un savoir frelaté ne se substitue pas aux connaissances accumulées depuis plusieurs décennies et que de nombreuses nouvelles recherches savantes ne cessent d’enrichir. C’est, en tant que tel, leur seul devoir civique».

Ce remarquable manifeste, qui me rappelle ce que Charles Robert Ageron avait écrit en 1993 sur le devoir d’impartialité incombant aux historiens de la guerre d’Algérie [xxiii], devrait rester présent dans les esprits de tous nos collègues.

 

Les cinq dernières années (2008-2013)

Durant les cinq années suivantes, et surtout durant les trois dernières qui furent pour Daniel une sorte de course contre la montre, est-il resté fidèle à ce beau programme ? Ou bien faut-il croire, comme ceux dont il avait dénoncé les pratiques et les idées, qu’il avait de plus en plus dérivé vers la droite et vers un «révisionnisme» colonaliste ? C’est ce qu’il me reste à examiner, sans oublier que je lui ai été associé dans le même opprobre. En effet, c’est lui qui m’annonça le 23 septembre 2010 que nous avions été l’un et l’autre cloués au pilori de la bien-pensance par un article de Thierry Leclère dans Télérama : «Nous voilà mis dans le même bateau du révisionnisme colonial par un édito de Télérama. Naviguer en ta compagnie est un honneur» [xxiv].

Durant ces années, Daniel Lefeuvre continua à participer à des colloques, voire à les organiser ou les éditer. Citons en quelques uns dans l’ordre chronologique :

- 11-12 décembre 2008 : colloque Pierre Mendès France et les outre-mers, de l’empire à la décolonisation, dans lequel il traita «Pierre Mendès France et l’Algérie coloniale» [xxv] ;

- 29 et 30 avril 2009 : Colloque L’Histoire nationale en débat, regards croisés sur la France et le Québec [xxvi], dans lequel il présenta, avec Michel Renard, leur analyse commune sur «L’identité nationale, enjeux politiques et controverses académique» -  condensé de leur livre antérieur, Faut-il avoir honte de l’identité nationale ?, à la jonction de l’histoire et du débat civique ;

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- 4 et 5 mars 2010 , colloque «Démonter les empires coloniaux» [xxvii] à Aix-en-Provence, dans lequel il avait présenté « le repli en métropole des Français d’Algérie, entre prévisions et improvisations». Mais sa communication écrite manquait dans la version imprimée de ce dernier colloque, qui parut trois ans plus tar [xxviii], sans doute à cause de sa maladie qui ne lui permettait plus de maintenir une activité continue à partir du milieu de l’année 2010. Pour la même raison il ne put participer au colloque «De Gaulle et l’Algérie» organisé par Maurice Vaïsse à Paris les 9 et 10 mars 2012, où il devait présenter «la politique du Général à l’égard de l’Algérie indépendante».

Pendant ce temps le revue en ligne Études coloniales continua sa parution, en donnant de plus en plus la parole à des défenseurs de la colonisation (ce qui en faisait une utile alternative au site internet de la Ligue des droits de l’homme de Toulon). Daniel Lefeuvre eut encore à y défendre en 2012 son livre Pour en finir avec la repentance coloniale contre une disciple de Catherine Coquery- Vidrovitch qui le qualifiait de «pamphlet politique réactionnaire», quand ce livre avait été placé au programme du concours de l’IEP de Grenoble, en répondant aux nombreuses questions du préparateur à ce concours Quentin Ariès [xxix].

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Études Coloniales, 13 février 2012

Mais il réagit lui-même plusieurs fois au nom de la discipline historique pour critiquer, en des termes toujours mesurés mais toujours fermes, certaines prises de positions de Benjamin Stora qui lui semblaient faire preuve de plus en plus souvent d’une «vision étonnamment angélique» ; il critiqua notamment sa présentation du film Les hommes libres, sorti en septembre 2011 [xxx] : «Au total, trop d’erreurs, parfois grossières, trop d’affirmations non étayées, trop de non-dits entachent ce dossier pour qu’il constitue un outil pédagogique fiable et dont on puisse en recommander l’usage aux professeurs (…). Par ailleurs, je ne prête évidemment aucune arrière-pensée, ni au metteur en scène, ni à Benjamin Stora et je suis persuadé de leur entière bonne foi lorsqu’ils espèrent que le film permettra de rapprocher les communautés musulmanes et juives de France. Je ne peux qu’exprimer mon scepticisme à cet égard».

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Puis de nouveau en avril 2012 il critiqua le film de montage intitulé La déchirure de Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora [xxxi]. Ce qui n’avait pas empêché Daniel Lefeuvre de s’associer à moi en novembre 2010 pour défendre la présence espérée de Benjamin Stora dans un débat organisé par la MAFA [xxxii] ambitieusement intitulé «Vers la paix des mémoires ?», où sa présence annoncée avait soulevé une tempête de protestations de militants «pieds-noirs» : «j'assume totalement le fait de leur avoir proposé, parmi les historiens à inviter, le nom de Benjamin Stora. Il me paraît, en effet, comme le rappelle justement Guy Pervillé, important qu'un tel débat, qui manque depuis trop longtemps, associe des historiens dont les points de vue peuvent différer sur tels ou tels événements, la place à leur accorder ou l'interprétation à en donner. C'est aussi par la confrontation que la connaissance historique avance et nul n'a intérêt, aujourd'hui pas plus qu'hier, à vouloir une expression monolithique de la parole historienne».

En même temps, la multiplication de ses interventions dans la sphère des médias – qui lui donna aussi  l’occasion de défendre efficacement ses idées dans des débats télévisés arbitrés par Yves Calvi ou Franz-Olivier Giesbert (notamment celui du 5 avril 2009 où il s’opposa vigoureusement à Jack Lang) -  multipliait aussi les risques de malentendus, ce que prouve par exemple le soutien apporté par Daniel Lefeuvre, habitant du XVIIIe arrondissement de Paris, à la campagne menée par le site Riposte laïque contre l’occupation illégale et répétée chaque vendredi d’une rue de cet arrondissement au nom de l’islam pour la transformer en mosquée de facto.

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Daniel Lefeuvre, 5 avril 2009

Soutien motivé, comme il le disait dans son message du 14 juin 2010, en tant que citoyen par le refus de voir les lois républicaines régulièrement violées par des islamistes avec le soutien de fait des autorités, et en tant qu’historien «qui s’efforce de combattre, à son échelle, les présentations mensongères de ce que fut l‘histoire des colonisations françaises et la fausseté des affirmations qui rejettent la notion d’indentité nationale à l’extrême droite de l’échiquier politique, alors qu’elle s’est affirmée à partir de la Révolution française comme élément constitutif du corpus idéologique de la gauche, y compris du Parti communiste français» [xxxiii].

Mais c’était courir un risque de malentendu, puisque Riposte laïque identifiait l’islamisme à l’islam, alors que Daniel Lefeuvre et Michel Renard – ancien directeur de la revue Islam de France - avaient lancé en 2004 une campagne pour la reconstruction de la kouba des tirailleurs de 1914-1918 au cimetière de Nogent-sur-Marne [xxxiv], qui aboutit à son inauguration le 28 avril 2011.

En même temps Daniel Lefeuvre maintint puis développa de plus en plus nettement sa coopération avec les cercles algérianistes. En effet il revint au congrès algérianiste qui se tint à Saint-Raphaël du 24 au 26 octobre 2008 avec deux autres historiens (Jean-Jacques Jordi et Jacques Valette) pour participer à un débat sur les lieux de mémoires, dans lequel il «martela ses certitudes d’une voix égale».

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congrès algérianiste à San Raphaël, 25 octobre 2008
à partir de la droite, Jean-Jacques Jordi puis Daniel Lefeuvre
(source)

Peu après à l’Université de Metz, le 5 novembre 2008, une table ronde fut organisée par les professeurs Olivier Dard et Daniel Lefeuvre, avec la participation de Jean Monneret, pour comparer les enlèvements perpétrés en Argentine durant la dictature militaire des années 1976-1983 avec ceux qui avaient frappés tant de Français d’Algérie en 1962.

Le contraste était frappant entre la réprobation générale dont ces enlèvements étaient l’objet en Argentine et l’occultation presque totale qui leur était réservée en France. À cet égard, «Daniel Lefeuvre a repris brièvement ses arguments majeurs développés récemment au Congrès de Saint-Raphaël : aucun groupe de pression, notamment chez les historiens, n’a la moindre légitimité à contester ce devoir de mémoire. La science historique en peut en aucun cas se confondre avec le champ mémoriel, et les historiens n’ont pas à s’ériger en moralistes».

Son intervention n’était pas prévue au congrès des cercles algérianistes tenu à Aix-en Provence les 23, 24 et 25 octobre 2009,  mais il participa au deux congrès suivants, à Béziers les 5, 6 et 7 novembre 2010 – pour un débat sur «Cinéma, médias, université : l’histoire de la guerre d’Algérie est-elle condamnée à une représentation idéologique ?» -  puis à Perpignan les 27, 28 et 29 janvier 2012 pour le 50e anniversaire de l’exode des Français d’Algérie (avec la participation du ministre de la Défense Gérard Longuet) et l’inauguration du Centre national de documentation des Français d’Algérie.

Béziers 2010
congrès algérianiste de Béziers, 2010
de g. à d. : Roger Vétillard, Lionel Luca, Thierry Rolando,
Jean-Pierre Lledo, Jean-Paul Angelelli, Daniel Lefeuvre

À cette occasion, Daniel Lefeuvre publia pour la première fois dans Les informations de l’Algérianiste [xxxv] un article très combatif consacré à la justification de l’existence de ce centre, en tant que membre de son comité de pilotage, le défendant contre ses nombreux détracteurs. Justifiant l’existence de centre d’archives privées à côté des centres d’archives publiques, il défendait celui de Perpignan contare le procès d’intention qui lui était fait :

- «Il faut être prisonnier d’une conception très étriquée de l’histoire pour s’indigner d’une telle initiative, au lieu de s’en féliciter et de l’encourager. Ne devons-nous pas être comme les abeilles ? Toute fleur n’est-elle pas bonne à faire notre miel, où qu’elle se trouve ? J’ajouterai que pour les historiens il n’y a pas de "bonnes" ou de "mauvaises" archives. Quant à moi, je préfère remercier les promoteurs de ce centre et me tenir à leur disposition pour contribuer à le faire vivre comme lieu de rencherche sur l’histoire, mal connue – et trop souvent caricaturée – des Français d’Algérie».

Puis, passant de la défense à l’attaque, il s’en prenait à l’argument majeur des adversaires d’un centre d’archives ainsi conçu : «Enfin, que signifie cette revendication d’une "histoire franco-algérienne non falsifiée" de la part d’organisations et de personnalités qui ont une conception hémiplégique de l’histoire, dénonçant à qui mieux mieux les "crimes" du colonialisme français, qui ont de l’histoire une conception procédurale, mais qui restent très discrets – c’est un euphémisme – sur les crimes et les massacres perpétrés par le FLN, dont ont été victimes des milliers d’Européens et des dizaines de milliers d’Algériens musulmans ? Qui sont si peu prolixes – autre euphémisme – sur la politique de terreur du FLN, sur son recours massif aux enlèvements, à la torture et aux viols, pour imposer sa domination sur les populations algériennes et contraindre les Européens à quitter un pays qui les a vus naître. Qui n’évoquent que du bout des lèvres le drame des harkis, victimes d’abord de la barbarie et de l’esprit de vengeance du FLN, qui ne leur pardonnait pas d’avoir combattu aux côtés de l’armée française, foulant au pied l’engagement souscrit lors des "accords" d’Evian, avant même que l’encre n’en soit séchée. Qui vitupèrent l’ouverture d’un centre de documentation mais font silence sur la fermeture des archives du FLN aux chercheurs ! Que ces donneurs de leçons, ces parangons de vertu, balaient donc devant leur porte !»

De même quelques mois plus tard, après l’élection du président François Hollande, Daniel Lefeuvre participa en quelques jours à deux activités des cercles algérianistes. D’abord une table ronde à Masseube, dans le Gers, les 30 juin et 1er juillet, sur «la transmission de la mémoire des pieds noirs», [vidéo intervention D.L.] avec plusieurs autres participants dont Roger Vétillard et moi-même. Quelques jours plus tard à Perpignan, le 5 juillet 2012, il participa à un hommage aux disparus et victimes civiles de la guerre d’Algérie, suivi par une table ronde qu’il dirigea brillamment devant un auditoire de 180 personnes.

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Puis, au début novembre 2012, plusieurs personnalités algériennes ayant relancé leur vieille revendication de repentance de la France dans l’attente du voyage du président François Hollande en Algérie, l’ancien ministre de la Défense Gérard Longuet, interviewé sur la Chaîne parlementaire et croyant la caméra coupée, crut bon de répondre à cette revendication par un bras d’honneur, ce qui fit scandale. Les informations de L’Algérianiste  consacrèrent une page entière à cet événement [xxxvi] dont la majeure partie était un texte de Daniel Lefeuvre intitulé «Pardon à l’Algérie», d’abord publié le 2 novembre sur plusieurs sites internet, puis sur Études coloniales le 4 novembre. Il mérite d’être reproduit :

«Quelle honte ! Tu l’as bien cherché Longuet, ce seau de déjections qui tombe sur ta tête. Quoi ! Un bras d’honneur pour toute réponse à cette légitime revendication de repentance, exigée de la France par le ministre algérien des moudjahidin ! Parce qu’enfin, il faut bien que la France s’agenouille, n’a-t-elle pas d’ailleurs commencé à le faire, pour tous les malheurs dont elle fut la cause ?

Oui, nous devons demander pardon pour ces génocides, perpétrés pendant cent trente années de colonisation, qui ont conduit à un triplement de la population indigène. Oui, nous devons demander pardon au FLN pour l’avoir contraint, pendant la guerre d’Algérie, à massacrer des dizaines de milliers d’Algériens — hommes, femmes et enfants — qui refusaient de se plier à sa loi et à ses exigences. Pardon d’avoir forcé cette grande organisation démocratique à mener à coups d’enlèvements, d’attentats, de tortures et d’assassinats, une guerre d’épuration ethnique. Il fallait bien contraindre les Européens à fuir l’Algérie, pour que le colonisé puisse coucher dans le lit du colonisateur. D’ailleurs, ces pieds-noirs n’étaient-ils pas des occupants ? Bon, d’accord, la plupart étaient nés en Algérie, de parents et, souvent, de grands-parents eux-mêmes nés sur place. Mais Gérard, quand comprendras-tu que la nationalité de la "troisième génération" ne vaut que pour les descendants d’immigrés installés en France ?

Pardon d’avoir laissé sur place, en 1962, une infrastructure routière, ferroviaire, aéroportuaire, scolaire, agricole et industrielle à nulle autre pareille en Afrique. Pardon d’avoir ouvert notre marché aux produits algériens et pardon de les avoir payés à des prix beaucoup plus élevés que les cours mondiaux, pétrole et gaz compris des années durant.

Pardon aussi, pour avoir accueilli entre 1962 et 1967, à la demande de Bouteflika, 300 000 Algériens — dont de nombreux anciens dirigeants nationalistes — venus travailler et résider, ou se réfugier, dans une France coloniale et raciste. Pardon, encore, et jamais assez, pour avoir délivré aux apparatchiks du régime, le premier d’entre eux en tête, des permis de séjour pour se soigner dans les hôpitaux parisiens. Pardon d’avoir introduit le poison de la démocratie et de la liberté de la presse en Algérie, dont le FLN a eu tant de mal à se débarrasser.

Pardon pour être de toute façon, toujours et pour toujours, responsable de cinquante ans de gabegie, de détournement de fonds, de mépris du peuple, de répression contre les opposants, d’asservissement de la femme aux contraintes patriarcales et islamiques. Tout cela, comme le chômage qui frappe 40 % des jeunes, le manque de logements et d’eau courante, ne saurait connaître d’autre explication que l’héritage colonial.

La meute a donc raison, Gérard, de te clouer au pilori médiatique. Ce bras d’honneur est inexcusable. Surtout pour ceux qui ont perdu le sens de l’honneur et de la France».

Ce texte percutant, plus encore que l’article paru dans le n° 137 de mars 2012, donnait l’impression d’une rupture totale de Daniel Lefeuvre avec les règles bien connues de la discipline historique, d’une conversion sans retour au métier de polémiste. Et pourtant, cet exemple éclatant de ce que ses vieux amis appellent son «humour sarcastique» n’était pas une preuve de reniement de cette discipline. C’était plutôt l’un des styles dont il savait user pour exprimer sa pensée.

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Daniel Lefeuvre, studio de RFI en 2007

Qu’on en juge en comparant ce texte décapant avec l’analyse plus pondérée qu’il plaça sur le site Études coloniales le 18 décembre 2012 sous le titre «La réconciliation au prix de la falsification ? À propos du voyage de F. Hollande en Algérie».

«Si le président algérien s’est, jusqu’à maintenant, gardé de demander à la France de faire acte de "repentance" pour les crimes qu’elle aurait commis en Algérie durant la période coloniale, en revanche, d’autres dirigeants algériens exigent un tel acte de contrition.
Ainsi, mardi dernier, le ministre des Mouhdjahidin, Mohamed-Cherif Abbas, réclamait-il "une reconnaissance franche des crimes perpétrés" à l’encontre du peuple algérien. De son côté, le président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l'homme, Farouk Ksentini avait déclaré, la veille, que "La colonisation a été un crime massif dont la France doit se repentir si elle envisage d'établir avec l’Algérie […] de véritables relations délivrées d'un passé tragique, dans lequel le peuple algérien a souffert l'indicible, dont il n'est pas sorti indemne et qu'il ne peut effacer de sa mémoire"
[xxxvii].

Quand on connaît un tant soit peu le fonctionnement du pouvoir algérien, on ne peut pas imaginer que de tels propos aient été tenus sans l’aval du président Bouteflika. Cela révèle une forme de partage des rôles au sommet de l’État algérien entre, d’une part, un président qui souhaite l’essor de la coopération – notamment économique – avec la France, dont son pays a besoin et, d’autre part, le ministre des Moudjahidine et les représentants des associations mémorielles (en particulier la Fondation du 8 mai 1945), dont les discours sont surtout à destination intérieure.

Ces demandes réitérées de repentance ont, en effet, pour fonction première de tenter de détourner le peuple algérien des difficultés qui l’accablent depuis des décennies : chômage massif, touchant en particulier la jeunesse ; crise du logement ; délabrement des services publics scolaires et universitaires, de santé, de transport, etc. Difficultés qui témoignent de l’incurie et de la corruption du parti au pouvoir depuis 1962.

une histoire falsifiée de la colonisation française et du nationalisme algérien

Cette exigence de repentance repose sur une histoire falsifiée de la colonisation française et du nationalisme algérien. Le but : légitimer le pouvoir accaparé par une fraction du FLN lors de l’indépendance de l’Algérie et jalousement conservé depuis.

Certes, la conquête (1830-1849, 1857) puis la guerre d’Algérie (1954-1962) ont été des conflits meurtriers. Mais en aucun cas génocidaires, ni dans les intentions, ni dans les actes. Le simple constat que la population algérienne a triplé entre 1830 et 1954 (hors populations d’origine européenne et juive) en est la démonstration la plus indiscutable. Faut-il, par ailleurs rappeler, que lors des années de conquêtes, l’émir Abd-el-Kader s’est montré impitoyable à l’égard des tribus qui lui refusaient allégeance ou qui s’étaient rangées aux côtés de la France, n’hésitant pas à les combattre et à en exterminer les hommes – y compris les prisonniers !

Quant au bilan des pertes algériennes, lors de la guerre d’Algérie, il ne s’élève pas à un million, voire à un million et demi de "martyrs", comme l’histoire officielle algérienne s’évertue à en convaincre les Algériens, mais à 250 000 morts au maximum, parmi lesquels au moins 50 000  sont à mettre au compte du FLN : assassinats, en Algérie et en France, de militants nationalistes d’obédience messaliste ou supposés tels, assassinats d’Algériens refusant d’obéir aux ordres du FLN et de ceux favorables à la France, massacres de milliers de harkis, perpétrés pour la plupart au lendemain de l’indépendance, dans des conditions d’indicible horreur.

L’évocation par certains de "génocides culturels" relève, elle-aussi, de la propagande la plus grossière et non du constat historique. Jamais la France n’a tenté ni voulu empêcher la liberté du culte musulman et sa pratique. N’est-ce pas, au contraire, le seul pays à avoir acquis deux hôtels, l’un à Médine, l’autre à La Mecque, destinés aux pèlerins musulmans venus de son empire colonial ? Sous la colonisation, les Algériens n’ont pas cessé d’être des musulmans et ils ont pu, librement, s’adonner à leur culte et en observer les prescriptions – y compris lorsqu’ils ont été mobilisés dans l’armée française. Une telle tolérance religieuse existe-t-elle dans l’Algérie actuelle ?

Elle n’a pas, non plus, cherché à éradiquer la langue arabe, ni le tamazight, qui jusqu’à la fin de la période coloniale ont été les langues vernaculaires des populations locales. En revanche, c’est l’affirmation de l’arabité de l’Algérie, par le FLN – on se souvient de la déclaration de Ben Bella à l'aéroport de Tunis, le 14 avril 1962 : "Nous sommes arabes. Nous sommes arabes. Nous sommes arabes!" – qui a mis en péril la langue et la culture berbères.

Mais admettre ces réalités est impossible pour les dirigeants algériens, sauf à reconnaître qu’ils n’ont cessé de mentir et que le FLN a dû imposer son autorité – sa dictature - en usant aussi de la terreur contre le peuple dont il s’est proclamé l’unique représentant» [xxxviii].

18 déc 2012
Études Coloniales, 18 décembre 2012

C’était donc une analyse politiquement engagée, sans aucun doute, et défavorable à la politique algérienne de la gauche française actuelle, mais qui continuait de se fonder sur l’histoire. Même si elle était elle-même discutable, puisque j’ai pu aboutir à des conclusions sensiblement différentes après un mois d’enquête et de réflexion sur le voyage du président Hollande en Algérie [xxxix].

En même temps, à partir d’octobre 2010, Daniel Lefeuvre était entré en relation avec la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie – dont la création par l’État et par certaines associations d’anciens combattants était une conséquence de la loi du 23 février 2005 – pour voir à quelles conditions la participation d’historiens à son conseil scientifique serait utile et donc acceptable. Il exposa à plusieurs de ses collègues sa conception de ce que pourrait être  l’utilité de cette fondation :

- «Ce serait faire oeuvre utile, je crois, si la Fondation prenait en charge la construction d'un site internet (parce qu'évolutif et qui pourrait s'enrichir constamment) qui ne présenterait pas un inventaire des sources à proprement parlé, travail démesuré, mais qui constituerait une sorte de centre d'information sur les différents lieux conservant des fonds relatifs à la guerre d'Algérie et aux combats en Afrique du Nord, avec un descriptif sommaire permettant aux chercheurs intéressés de se rapprocher directement du détenteur de ces fonds. Bien entendu, cela suppose de travailler en étroite collaboration et en priorité avec le réseau des archives nationales (…). Ce serait au fond une sorte de guichet de première information, une plateforme d’orientation, auquel s'adresseraient les chercheurs et qui permettrait de faire connaître et vivre des ressources très largement inexploitées. La connaissance de la guerre d'Algérie et des combats en Afrique du Nord en serait tout à la fois approfondie et élargie à des champs jusque-là peu labourés».

Il voulut aussi faire connaître sa position en répondant à une tribune libre publiée dans Le Monde.fr du 10 novembre 2010 par l’éditeur François Gèze et le vice-président de la Ligue des droits de l’homme Gilles Manceron, qui s’attachaient à démontrer que la création de cette fondation participait d’une «vaste opération de réhabilitation de la colonisation».

Daniel Lefeuvre discutait la validité de leurs arguments, qui reprochaient à cette fondation son «péché originel» (l’article 3 de la loi du 23 février 2005) et son nom («Fondation pour la Mémoire, et non pour l’histoire, ce qui conduirait inévitablement à en faire le lit et la caisse de résonnance des nostalgiques de la colonisation, en particulier des rapatriés d’Afrique du Nord et de leurs associations»).

bureau Daniel 24 juin 2008 (1)

Il concédait que cet argument n’était pas sans valeur, mais le relativisait : «Comme beaucoup, dès lors qu’une fondation se créait, j’aurais préféré une fondation pour l’histoire de la guerre d’Algérie et des combats en Afrique du Nord. Reste qu’il ne faut peut-être pas se rendre prisonnier de ce nom. D’ailleurs, combien d’historiens se sont-ils élevés contre la dénomination de la Fondation pour la mémoire (et non pour l’histoire)  de la shoah ? Combien aujourd’hui contestent-ils le travail considérable que cette Fondation a accompli jusqu’ici, notamment dans sa dimension proprement historique ?»

Et il remarquait qu’une autre fondation, la Fondation algérienne du 8 mai 1945, «dont le but est d'obtenir du gouvernement français la reconnaissance des "génocides" que la France aurait perpétrés lors des répressions des mouvements qui ont alors ensanglantés le Constantinois et plus généralement ceux qu’elle aurait commis durant toute la période coloniale», n’a pas inspiré la même opposition.

Il remarquait aussi que le conseil d’administration est composé en majorité de représentants des donateurs qui ne sont pas des militaires, mais des associations d’anciens combattants. Cependant, le point essentiel était  le statut et la composition du Conseil scientifique : si  ce Conseil «est composé d’historiens reconnus, français et étrangers, et s’il dispose de la maîtrise totale des orientations scientifiques et des activités – y compris mémorielles – de la fondation et de la ventilation des fonds disponibles, le Conseil d’administration se contentant de veiller à la bonne gestion financière de l’institution, alors, me semble-t-il, et compte tenu de ses moyens financiers importants, cette fondation peut-être utile à la recherche et aux chercheurs».

Daniel Lefeuvre critiquait ensuite l’argument suivant lequel la dotation généreuse de la Fondation nuirait à celle des universités et du CNRS en rappelant que les organisateurs de colloques font appel à tous les soutiens publics et privés possibles.

Enfin il répondait à l’argument essentiel, suivant lequel sur un tel sujet une fondation franco-algérienne serait préférable à une fondation française :

Le statut de l’histoire de la domination coloniale...

- «Certes, j’admets bien volontiers que, de prime abord, l’idée peut paraître séduisante. Mais je constate aussi qu’elle relève, et je le crains pour de longues années encore, de l’utopie. Qui, d’ailleurs, ne  le sait pas ? Le statut de l’histoire de la domination coloniale et de la guerre d’Algérie est d’une nature différente de part et d’autre de la Méditerranée. Ici, elle est l’objet d’une recherche fructueuse, déjà ancienne, reposant sur des archives – publiques et privées – très largement accessibles  qui ont permis aux historiens – de quelques nationalités qu’ils soient par ailleurs – de faire leur travail dans une totale liberté intellectuelle et de pouvoir en publier les résultats sans être soumis à une censure directe ou indirecte. Peut-on en dire autant en Algérie ? Certes, des progrès notables sont à souligner.

Là-bas aussi, la recherche progresse, des témoignages importants sont livrés, des travaux de grande qualité sont produits et publiés. Mais cela tient au courage des chercheurs algériens, beaucoup plus qu’à une volonté de l’Etat de dépolitiser l’histoire du nationalisme algérien et de la guerre d’Algérie. Le pouvoir politique, ses antennes institutionnelles ou militantes et ses relais médiatiques n’ont toujours pas renoncé aux mythes sur quoi repose leur reste de légitimité : unanimité du peuple algérien qui dès le 1er novembre 1954 se soulève à l’appel du FLN contre la domination coloniale ; FLN unique mouvement authentiquement nationaliste ;  guerre qui aurait coûté la vie à un million et demi de martyrs, etc.

Or, la création d’une Fondation, surtout bi-nationale, relève toujours, en bonne part,  de la décision des États concernés. Dès lors, de deux choses l’une : si l’État algérien donne son feu vert à une telle initiative, ce serait pour en contrôler l’activité afin qu’elle reste en conformité avec les dogmes du FLN, et, in fine pour obtenir de la France cette fameuse "repentance" et les réparations – morales et matérielles - qui vont avec, et qu’il exige depuis des lustres. Ou bien, si les historiens imposent de travailler selon les règles admises de leur discipline, alors l’État algérien refusera de s’associer à une entreprise qui conduirait, inéluctablement, à détruire ces mythes et ces dogmes auxquels il  s’accroche encore. Or, rien ne peut l’inquiéter plus qu’une histoire critique de la colonisation et de la guerre d’Algérie.

Dès lors, pourquoi cette revendication d’une Fondation commune  de la part de collègues ? Sans espoir que celle-ci puisse voir le jour et où ils pourraient travailler sérieusement, librement, comme ils le font dans leurs université ou au CNRS, le seul but que j’aperçois à cette demande est quelle permet de délégitimer a priori la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie.

En revanche, si une coopération institutionnelle n’est pas envisageable, rien n’interdit, bien au contraire, d’associer aux travaux de la Fondation des historiens de toutes origines, y compris, bien entendu, algériens».

Et il tirait donc de ce constat la conclusion suivante : «Dès lors, la question que je me pose est de savoir s’il faut persévérer dans le refus de principe que lui opposent non pas LES historiens mais CERTAINS d’entre eux, ou bien, au contraire, plutôt que de jouer le jeu de la chaise vide (pour combien de temps d’ailleurs ?) ne vaut-il pas mieux saisir les opportunités que la Fondation offre pour dynamiser notre champ de recherche, en lui apportant le concours de notre expertise et de nos exigences et en lui proposant ou en soutenant des  projets utile à l’avancée de la connaissance historique – y compris de chercheurs étrangers, notamment algériens ? Il serait alors toujours temps, si la Fondation trahissait la mission qui lui a été officiellement assignée, d’en dénoncer les éventuelles orientations partisanes, pièces à l’appui».

Fondation Algérie

En conséquence de cette analyse, et après de nombreuses péripéties dont certaines m’ont échappé, Daniel Lefeuvre, qui avait été élu à l’Académie des sciences d’outre-mer en 2012, accepta en juin 2013 la présidence du Conseil scientifique de la Fondation, qui lui rendit hommage lors de son colloque sur les harkis [xl] les 29 et 30 novembre 2013.

Historien engagé donc, il voulait néanmoins rester toujours fidèle à l’histoire, et il le manifesta encore une fois avec éclat le 27 février 2012, quand le maire de Paris intervint dans l’organisation d’une exposition sur «les Parisiens et la guerre d’Algérie», dont le commissariat général avait été confié à Jacques Frémeaux et Daniel Lefeuvre par le Comité d’histoire de la Ville de Paris.

Convoqués à un entretien avec le cabinet du maire pour s’entendre dire que ce commissariat général devait être élargi pour trouver «une solution scientifiquement rigoureuse et politiquement consensuelle», ils démissionnèrent pour les raisons suivantes : «Vous estimez donc que nous ne sommes pas capables de proposer aux Parisiens une exposition "scientifiquement rigoureuse",  contestant ainsi notre compétence scientifique en la matière. D’autre part, votre exigence que cette exposition présente un discours historique "politiquement consensuel" ne laisse pas de nous surprendre. Notre conception de l’histoire, comme discipline scientifique, ne saurait reposer sur une telle exhortation. Il n’existe pas une histoire "de gauche" et une histoire "de droite" qu’il conviendrait de rendre consensuelles. Il existe des faits historiques que l’historien, par un long travail de recherche et d’analyse critique, doit s’attacher à découvrir et à expliquer. Cela vaut pour l’histoire de la guerre d’Algérie comme pour tout autre sujet».

J’ai revu Daniel Lefeuvre, apparemment en pleine forme, le 14 mars 2013 au colloque de la MAFA intitulé «Vers la paix des mémoires ? Les accords d’Evian, traité ou chimère ?», où il présenta la situation économique de l’Algérie en 1962, et une dernière fois le 6 avril 2013 quand il vint à Bordeaux, à l’invitation du Cercle algérianiste local, pour répondre sur le thème «le cercueil et la valise» au livre de Pierre Daum intitulé Ni valise ni cercueil, auquel j’avais moi-même déjà répondu sur mon site [xli].

Avant de céder au nouvel assaut de sa maladie, il avait donné son accord pour participer au Congrès des cercles algérianistes qui s’est réuni à Perpignan du 8 au 10 novembre 2013, dans un débat avec Dimitri Casali prévu pour le samedi 9, qui aurait porté sur le thème : «Peut-on encore sauver l’histoire de France ?».

colloque Reims

Il aurait dû participer aussitôt avant (les 7 et 8 novembre) au colloque organisé à Reims sur «les troupes coloniales et la Grande Guerre» en parlant de l’hôpital colonial de Nogent-sur-Marne. Mais deux semaines plus tôt, le 18 octobre, un article du journal local fondé sur des sources anonymes avait dénoncé un scandale : «des historiens invités sont réputés complaisants avec la mémoire de la colonisation», et précisé : «C’est un colloque déséquilibré faisant la part belle à une idéologie nostalgique coloniale très marquée à droite, ce qu’on n’attendait pas de la part d’une municipalité de gauche», et «Le programme aux thématiques importantes laisse croire qu’il s’agit d’une rencontre sérieuse alors que la parole va être donnée à des historiens au discours réactionnaire», à savoir Daniel Lefeuvre et ses amis Michel Renard et Marc Michel, qui feraient partie des «historiens révisionnistes» [xlii].

La fin de l’article signalait pourtant la réaction des autorités universitaires qui avaient défendu la liberté du débat intellectuel, et celle de l’organisateur du colloque Philippe Buton : «Ce sont des bruits de sanitaire indignes d’un journal d’information».

En effet, à lire cet article, on est stupéfié de voir à quel point la notion même de liberté de l’histoire paraît avoir disparu des esprits de journalistes, mais aussi de soi-disant historiens nostalgiques du temps de l’Inquisition ou du KGB. Mais pour tous ceux qui l’ont connu et apprécié, Daniel restera dans leur mémoire comme un modèle de courage : courage intellectuel, courage civique – jusqu’au bord de  la témérité - et courage privé.

Guy Pervillé
professeur émérite d'histoire contemporaine
à l'université de Toulouse - Le Mirail

Conference-Guy-Perville--n--1-25-09-2012

 


[i] La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 2000, 683 p.

[ii] Sous-titre choisi par la rédaction de la revue pour sa lettre.

[iii] L’Histoire, n° 56, mai 1983, pp. 98-101.

[iv] Chère Algérie, comptes et mécomptes de la tutelle coloniale (1830-1962),  Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1999, 397 p.

[v] Chère Algérie, la France et sa colonie (1930-1962), Paris, Flammarion, 2005, 512 p.

[vi] Par exemple son étude sur «Le coût de la guerre d’Algérie» dans les actes du colloque Ageron publié par lui en 2000, pp. 501-514.

[vii] «Les pieds-noirs», in Mohammed Harbi et Benjamin Stora s. dir. La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, pp. 267-286.

[viii] Le texte rédigé de son intervention fut publié dans les Cahiers d’histoire immédiate n° 28 hiver 2005 (pp. 67-76) sous le titre : «Les prémices de l’exode des Français d’Algérie».

[ix] Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006, 231 p.

[x] «Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France» (2003), http://guy.perville.free.fr/ spip/article.php3?id_article=20.

[xi] Échange de mails indirectement restransmis. Daniel Lefeuvre avait développé la même analyse dans la partie explicative de la correspondance qu’il avait publiée d’un appelé mort en 1959, Lettres d’Algérie, André Segura, la guerre d’un appelé (1958-1959), Paris, éditions Nicolas Philippe, 2004.

[xii] Blog personnel de Daniel Lefeuvre : www.blog-lefeuvre.com/

[xiii] Daniel Lefeuvre avait accepté de participer à la réalisation d’un projet de «musée de la France en Algérie» à Montpellier, mais il avait claqué la porte en novembre 2005 : «Nous ne sommes pas là pour servir la soupe aux politiques ni aux rapatriés».

[xiv] Daniel s’en prenait beaucoup plus à Olivier Lecour-Grandmaison, Gilles Manceron, Pascal Blanchard…

[xv] Réponse au livre de Catherine Coquery-Vidrovitch, Enjeux politiques de l’histoire coloniale (2012), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=282.

[xvi] Daniel Lefeuvre (1951-2013), http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2013/11/05/28368217.html.

[xvii] Faut-il avoir honte de l’identité nationale ?, Paris, Larousse, 2008, 189 p. Ce livre répondait à celui de Gérard Noiriel, À quoi sert l’identité nationale ? éditions Agone, 2007, 156 p.

[xviii] http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=156.

[xix] http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=231.

[xx] Voir sur mon site : http://guy.perville.free.fr, ma réponse à la pétition «France-Algérie, dépasser le contentieux historique», http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_ article=162.

[xxi] Voir mon texte sur «La revendication algérienne de repentance de la France» (2004), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_ article=22.

[xxii] L’Europe face à son passé colonial, Paris, Riveneuves, 2009, 391 p.

[xxiii] Préface de Charles-Robert Ageron à L’Algérie des Français, Paris, le Seuil, 1993, p. 13.

[xxiv] Voir sur mon site ma «réponse à Thierry Leclère» du 3 octobre 2010, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=256.

[xxv] Paris, éditions Les Indes savantes, 2012, 130 p.

[xxvi] Publié par Eric Bédard et Serge Cantin, avec la collaboration de Daniel Lefeuvre, Paris, éditions Riveneuve, 2010, 240 p.

[xxvii] Publié sous la direction de Jean Fremigacci, Daniel Lefeuvre et Marc Michel, Paris, Riveneuve, 2013, 507 p.

[xxviii] Les actes des deux derniers colloques cités rejoignirent L’Europe face à son passé colonial (2007) dans la même collection des éditions Riveneuve.

[xxix] http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/____pour_en_finir_avec_la_repentance_coloniale/index.html

[xxx] http://www.rue89.com/2011/10/04/lhistorien-benjamin-stora-repond-aux-detracteurs-des-hommes-libres-224831, et http://ripostelaique.com/la-vision-etonnament-angelique-de-benjamin-stora-presentant-le-film-les-hommes-libres.html.

[xxxi] http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2012/04/10/23971171.html.

[xxxii] Maison des agriculteurs français d’Algérie, dirigée par un fils de disparu de 1962, Jean-Félix Vallat.

[xxxiii] http://ripostelaique.com/Bien-des-raisons-me-conduisent-a-m.html.

[xxxiv] http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2007/01/15/3708854.html.

[xxxv] Complément de la revue L’Algérianiste, n° 137, mars 2012, pp. 12-13.

[xxxvi] Supplément au n° 140 de L’Algérianiste, décembre 2012, p. 10.

[xxxvii] En fait, Daniel Lefeuvre confondait la dernière déclaration de Farouk Ksentini, avec la précédente. Voir mon analyse dans la référence suivante.

[xxxviii] http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2012/12/18/25952048.html; Les mêmes réponses se retrouvent le lendemain dans une interview accordée au site Atlantico :  http://www.atlantico.fr/decryptage/faut-se-reconcilier-avec-algerie-tout-prix-daniel-lefeuvre-dimitri-casali-ahmed-rouadjia-581616.html.

[xxxix] «Le voyage du président Hollande en Algérie, 19-21 décembre 2012», placé sur mon site le 17 janvier 2013, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=287.

[xl] Colloque Les harkis, des mémoires à l’histoire, Paris, Hôtel national des Invalides, Amphi Austerlitz, 29-30 novembre 2013.

[xli] Réponse au livre de Pierre Daum : Ni valise ni cercueil, les pieds-noirs restés en Algérie après l’indépendance (2012), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=280.

[xlii] http://www.lunion.presse.fr/region/des-invites-controverses-au-colloque-sur-les-troupes-coloniales-ia3b24n232134.

9782082105019FS

 

 

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3 juillet 2013

les Bureaux arabes en Algérie - archives

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Bureaux arabes - source

 

les archives des Bureaux Arabes de l'Algérois

en ligne sur le site des ANOM

 

Les Archives Nationales d'Outre-mer (ANOM, anciennement CAOM) viennent de mettre en ligne un  nouvel instrument de recherche :

Gouvernement général de l'Algérie - Bureaux arabes de l'Algérois - Registres (Série II, 1830-1912)

http://anom.archivesnationales.culture.gouv.fr/ark:/61561/wu656f0b.classification=Par_territoire

 

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chefs arabes et officiers du Bureau arabe - source

 

histoire administrative des Bureaux arabes (site des ANOM)

Dès le lendemain de l'installation française en Algérie se posa le problème de l'administration des populations indigènes mais aucune solution durable ne fut mise en place avant le gouvernorat du général Bugeaud et sa réglementation fondatrice.

À côté de l'état-major qui s'occupait des questions militaires, Bugeaud créa un organisme chargé plus spécialement des tribus, et notamment du contrôle de leurs notables. Un arrêté du 16 août 1841 rétablit la direction des affaires arabes, momentanément disparue, confiée désormais à un officier ayant autorité sur tous les fonctionnaires indigènes.

À la suite de l'extension du territoire soumis à l'autorité française, territoire désormais majoritaire, des «bureaux arabes» régis par l'arrêté ministériel du 1er février 1844, furent créés dans les principaux centres. Cet arrêté fut complété par plusieurs autres, par des instructions et circulaires, ainsi que par un Exposé du lieutenant-colonel Daumas, comportant étude des populations et des attributions des autorités.

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Si Ferrouk El Gueblouti, cadi des Hanoucha Ben Kermich,
mokhrani du bureau arabe, Capitaine d'état-major Lewal,
commandant supérieur de Souk-Harras,
Abd-el-Kader Ben Youssef, tirailleur indigène nègre
(cercle de Souk-Harras)
- source


Une direction des affaires arabes était désormais établie dans chaque division territoriale militaire (Alger, Oran et Constantine) afin de traiter les relations avec les populations des territoires «militaires», mis en place par l'ordonnance du 15 avril 1845 et où les colons européens étaient presque absents.

Au degré inférieur, chaque subdivision comptait un bureau arabe, ainsi que les principales localités. Les bureaux étaient subordonnés à la hiérarchie à chaque échelon, et ne constituaient pas une hiérarchie autonome ; un échelon n'avait, à l'égard des niveaux inférieurs, qu'une mission de centralisation des documents et de transmission à l'échelon supérieur. Cette centralisation donna une véritable cohésion à la nouvelle administration, marquée par la forte personnalité du général Daumas.

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général Eugène Daumas (1803-1871)


Chaque bureau de cercle (constitué d'un ensemble de tribus) ou de subdivision comportait du personnel français et indigène, officiers, officier de santé, interprète, cadi (juge et notaire), khodja (secrétaire arabe), secrétaires français, chaouch (planton et chef des cavaliers), spahis et mekhaznis (cavaliers de service).
Le bureau était installé dans un bordj, comportant les logements des officiers, les salles de rapports, une bibliothèque, une salle d'archives, une pharmacie, les écuries, les prisons ; une hôtellerie dépendait du bureau. Demeurant souvent longtemps dans le même poste, le chef de bureau acquérait une connaissance étendue du pays, des habitants, des affaires locales, de l'histoire des tribus ; indispensable, il était l'intermédiaire de tous les services publics et disposait d'une grande autorité.

Les Bureaux devaient avant tout assurer la sécurité par le renseignement, la surveillance, les liens avec les notables. Aussi, les rapports périodiques qu'ils devaient adresser à leur hiérarchie, concernent en grande partie la situation politique, la soumission des tribus, les impôts, la sécurité des communications, les crimes et délits, les amendes. Ils contrôlaient le fonctionnement de la justice musulmane ainsi que celui des mosquées et zaouïas, (établissements religieux ruraux).

Les Bureaux arabes montrèrent une efficacité réelle dans ce domaine, malgré leurs effectifs réduits et l'étendue de leur circonscription. Les officiers devaient aussi mettre en oeuvre le «cantonnement» des tribus sur un territoire, leur délimitation et la répartition des terres entre les douars. Ils s'efforcèrent également, avec des succès très divers, d'introduire des améliorations dans l'agriculture et notamment la culture des céréales et l'élevage, dans le développement des routes et des marchés.

1870 marqua la fin des grands projets des Bureaux arabes. Sous la IIIe République, l'administration de l'Algérie du Nord passa progressivement entre les mains de l'administration civile. En 1922 les tout derniers territoires de commandement militaire de l'Algérie du Nord étaient désormais remis aux fonctionnaires civils.

Source

 

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Bureau arabe départemental d'Oran. [de gauche à droite] Mohammed ben El Hadj Hassen Khodja (secrétaire).
Addour ben Khodra, Cheik des Hanaiane. M Mouin adjoint. M.Olivier, chef du bureau.
Mustapha oued El Hadj Mustapha Bey, cheik du village nègre. Salem ben Djafar, chaouch nègre.

source

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bibliographie

 

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Quatrième de couverture

Commencée avec le débarquement de 1830, la conquête de l'Algérie s'étend sur un quart de siècle jusqu'à l'occupation de la Kabylie, de Charles X à Napoléon III. C'est l'armée d'Afrique qui est alors investie de tous les pouvoirs et qui crée, pour administrer de si vastes territoires, le système des "bureaux arabes".

Pionniers de la pénétration française au sein des populations musulmanes, à la fois bâtisseurs et policiers, juges et despotes, les officiers français des bureaux arabes seront les "Maîtres Jacques" de la colonisation, avant d'être dénoncés par les colons européens de plus en plus nombreux comme les représentants d'un archaïque "régime du sabre".

L'étude de leurs archives, abondantes et précises, a permis à l'historien Jacques Frémeaux de retracer l'existence quotidienne des campagnes algériennes au milieu du siècle dernier, en faisant revivre des personnalités attachantes, comme le général Margueritte et le bachaga Ben Yahia, ou controversées comme le colonel Beauprêtre.

Parler de cette Algérie en France et aujourd'hui ce n'est pas faire de l'érudition gratuite car il s'agit d'un passé commun que, bon gré mal gré, descendants des "conquérants" et descendants des "conquis" doivent apprendre à gérer. Des illustrations, des cartes, un glossaire, des documents complètent ce nouvel ouvrage de la collection "Destins croisés". (1993)

 

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11 avril 2013

hygiène et urbanisme dans le Cameroun colonial

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Yaoundé, le dispensaire (entre 1930 et 1958)

 

Hygiène et ville coloniale

au Cameroun français (1916-1960) :

enjeux et paradoxes d’une acculturation

Jean-Baptiste NZOGUÈ, Ph.D. en Histoire, Université de Douala

 

Résumé 

Cet article vise à analyser les objectifs poursuivis par l’hygiène et les effets induits de cet instrument de colonisation dans la ville coloniale au Cameroun. L’espace urbain, un endroit où Blancs et Noirs se côtoyaient journellement, avait surtout vocation à être un modèle de propreté. Destinée à amener les indigènes à s’arrimer aux valeurs européennes de protection de la santé publique dans les agglomérations, l’hygiène coloniale a entraîné dans l’espace urbain des situations paradoxales et parfois des impasses, mettant à nu les faiblesses du «grand projet» sanitaire du pouvoir colonial.

Mots-clés : ville, environnement, hygiène, santé, mœurs, colonisation.

                                                

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Service d'hygiène mobile et de prophylaxie. Groupe mobile.
Microscopistes, 1951

L’Afrique subsaharienne a été présentée par les promoteurs et les acteurs de la colonisation comme un environnement redoutable pour l’homme, ceci en raison du climat et des mœurs considérés comme favorables à l’éclosion de maladies dévastatrices. Cette réputation a poussé les autorités coloniales à publier au Cameroun, comme partout ailleurs, d’abondants textes réglementant la protection de la santé publique, dont l’hygiène urbaine fut l’aspect le plus saillant. Les Européens habitaient surtout la ville. Tout le monde, Blancs comme Noirs, suivant leurs statuts respectifs, étaient astreints aux règles de la vie urbaine.

Cependant, si les rapports annuels adressés à la SDN et plus tard à l’ONU reprenaient régulièrement les mesures prises en matière d’hygiène au Cameroun, ils renseignaient très peu sur les progrès réalisés dans ce domaine. Selon Henri Brunschwig, si l’on voulait s’appliquer à faire une étude de la politique sanitaire aux colonies, «il ne faudrait pas partir des décrets ministériels ou des grandes réglementations qui furent toujours autant de cadres jamais remplis. Ils témoignent des intentions, de l’orientation d’une politique, non des réalité[1].  Cette assertion concerne certes la période 1870-1914, mais elle peut aussi s’appliquer à toute la période coloniale. Comment expliquer ou comprendre le décalage observé entre le «grand projet» colonial d’hygiène urbaine et la modicité des résultats engrangés sur le terrain? L’œuvre sanitaire aux colonies peut être appréciée de diverses manières [2] ; qu’il suffise dans le cadre de ce travail, d’analyser les fondements des actions préconisées, les méthodes employées par les autorités coloniales et leur applicabilité dans les espaces urbains d’alors.

 

Appréciation coloniale de la situation sanitaire

et codification de l’hygiène publique

L’analyse du discours colonial à l’arrivée des Européens – aussi bien des Allemands que des Français – laisse transparaître un certain nombre de préjugés qui peuvent avoir influencé les conclusions sur la situation sanitaire du Cameroun.

L’élément démographique fut la première base coloniale d’appréciation de l’état de santé des populations du territoire. Les Allemands, premiers envahisseurs du territoire, signalaient partout la rareté des êtres humains et parlaient d’une «race en voie de disparition». La faiblesse démographique constatée était surtout attribuée aux ravages causés par les épidémies dont certaines étaient en pleine éclosion à l’arrivée des envahisseurs, d’autres ayant laissé des marques profondes sur leurs victimes survivantes [3]. Aucune explication ne fut cependant proposée qui pouvait incriminer la traite négrière qui pendant plus de trois siècles avait arraché de nombreuses vies au continent africain [4] en général, et au Cameroun [5] en particulier.

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mouche Tsé-tsé (profil), 1930-1958

 

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Mouche Tsé-tsé, "trypanosome Gambiense", 1930-1958

 

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Mouche Tsé-tsé, Protozoaire flagellé, trypanosome, 1930-1958

Les affections comme le paludisme, la maladie du sommeil, les parasitoses intestinales, les maladies pulmonaires, la lèpre, le pian, la méningite cérébro-spinale etc., furent présentées comme des fléaux auxquels les populations payaient un très lourd tribut. Les statistiques sanitaires coloniales, beaucoup plus orientées vers la maternité et surtout la condition de l’enfant africain - considéré comme seul véritable gage de la pérennité de la main-d’œuvre coloniale -, soulignaient que ces affections touchaient particulièrement la première enfance. En fait, quand on veut caractériser l’état de santé d’une population, de nombreux facteurs sont souvent pris en compte, mais deux chiffres peuvent résumer la situation, l’espérance de vie à la naissance et le taux de mortalité infantile [6].

Le rapport médical allemand de l’année 1909-1910, par exemple, donnait un compte-rendu fort préoccupant pour le colonisateur.  Une enquête, réalisée sur un échantillon de 1000 femmes parmi lesquelles 700 étaient fécondes et avaient donné naissance à un nombre total de 2382 enfants, révéla que 821 de ces enfants étaient morts dans la première enfance (entre zéro et cinq ans) ; le paludisme seul avait causé 115 décès suivi des parasitoses intestinales qui avaient fait 110 victimes [7].

Les autorités médicales allemandes conclurent que si rien n’était fait, la population du Cameroun allait disparaître après 100 ans. Les sondages effectués par les médecins français au début des années 1920 donnaient des chiffres qui semblaient corroborer les constatations allemandes : 153 femmes interrogées dans deux quartiers de la ville de Douala (Akwa et Deido) en 1922 déclarèrent avoir eu 728 grossesses dont 632 étaient arrivées à terme ; 138 des enfants issus de ces grossesses étaient morts dans la première enfance et 165 dans la seconde enfance, soit un taux de mortalité infantile globale de 47% [8]. Gustave Martin, premier directeur du Service de santé français au Cameroun, voyait en le paludisme «une cause beaucoup trop importante de mortalité» [9] chez les enfants.

Ces chiffres doivent surtout être compris dans le contexte de leur production ; un contexte de légitimation coloniale, même s’il est vrai que l’environnement naturel du Cameroun, notamment dans sa partie méridionale (Sud-Cameroun) correspondant à la forêt dense équatoriale, est favorable à l’éclosion d’insectes piqueurs vecteurs de plusieurs maladies infectieuses.

En fait, même si les autorités coloniales semblaient incriminer l’élément environnemental (le milieu naturel), ils expliquaient la forte mortalité beaucoup plus par la précarité des conditions d’existence des populations locales évoluant dans l’insalubrité et l’insuffisance alimentaire. Le médecin français en service à Bana, dans l’Ouest du Cameroun, fit un portrait pour le moins caricatural, caractéristique même de l’idée que les Européens se faisaient des Africains à leur arrivée dans le continent. Il écrivit que l’indigène était mal conformé et souffreteux, «d’une saleté repoussante, son aspect est celui d’un sauvage arriéré et craintif […] Les cases qu’il habite sont infectes : bêtes et gens y vivent dans une promiscuité déplorable. Très pauvre, son état de maigreur dénote qu’il ne mange pas tous les jours à sa faim» [10].

Il va de soi que ce portrait est exagéré, sinon l’on ne saurait comprendre la hargne du recrutement des indigènes, d’abord pour les plantations du Nouveau Monde, ensuite pour les plantations européennes en Afrique s’ils étaient si mal en point. En tout cas, le Cameroun, à l’image de toute l’Afrique subsaharienne, fut dépeint, de part son environnement et les mœurs de ses populations,  comme un territoire redoutable  du point de vue sanitaire.

Les maladies signalées, infectieuses pour la plupart, étaient considérées comme particulièrement dangereuses pour les Blancs qui venaient s’installer en Afrique. Les Européens gardaient sans doute le souvenir de diverses épidémies qui avaient endeuillé leur continent depuis le moyen-âge jusqu’au XIXe siècle et contre lesquelles les pouvoirs publics durent prendre des mesures hygiéniques vigoureuses, allant de la police sanitaire maritime jusqu’à la codification de la vie urbaine, en passant par la surveillance des aliments [11].

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Bakouri, dispensaire, 1930-1958

Au demeurant, que les Européens aient trouvé des hommes au Cameroun, malgré les ravages des maladies dénoncés par les colonisateurs, c’est dire que les populations avaient quand même réussi à développer des connaissances et des pratiques médicales qui leur permettaient de se maintenir dans cet environnement jugé dévastateur pour ses habitants. Il faut plutôt comprendre le discours sur la situation sanitaire du territoire comme une plate-forme de légitimation de nouvelles manières de voir et de faire que les Européens voulaient y introduire. 

L’aventure coloniale devant entraîner l’installation des Européens en Afrique, l’on redoutait surtout que ces derniers deviennent des proies des maladies dites tropicales, alors qu’en Europe le courant hygiéniste du XIXe siècle – révolutionné surtout par les découvertes de Louis Pasteur en 1865 – avait permis aux populations de faire des progrès considérables dans la lutte contre la maladie. Dès la deuxième moitié de ce siècle, le rôle des bactéries et des microbes devenait prépondérant dans la contamination des maladies humaines. La doctrine hygiéniste, s’appliquant à la fois aux mœurs et à l’environnement, a révolutionné l’ensemble des sociétés occidentales tant ses applications sont variées : médecine, architecture, urbanisme, etc.

On peut ainsi mettre à son actif le développement des réseaux d’égouts, le traitement des eaux usées, le ramassage des détritus, l’enterrement des morts dans les cimetières, les campagnes de vaccination, la prophylaxie ou encore la lutte contre les maladies comme la tuberculose. L’hygiénisme était donc devenu une puissante arme de lutte contre la maladie que chaque puissance entendait faire valoir aux colonies. 

La ville coloniale, dans la diversité de ses fonctions (centre administratif, centre commercial, quartiers résidentiels, etc.), devait accueillir non seulement les Européens qui en firent leur cadre privilégié d’établissement, mais aussi plusieurs catégories d’indigènes : d’abord les autochtones des sites constituant le point de départ de l’espace urbain ; ensuite les indigènes recrutés dans les cadres locaux de l’administration, les employés engagés dans diverses fonctions générées par la ville ; enfin des petits commerçants, des déshérités et plusieurs aventuriers attirés par l’économie monétaire. En Europe, la révolution hygiéniste du XIXe siècle eut pour corollaire la planification urbaine [12]. Les gouvernements anglais et allemand, par exemple, avaient «imposé aux villes en voie de croissance l’obligation de dresser d’avance un plan d’extension permettant de diriger et de réglementer cette croissance au mieux des intérêts de tous» [13].

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Douala, 1954

Dès lors, l’urbanisme s’est constitué en champ autonome et en profession neuve – distinct de l’architecture. Même si la France, par rapport à l’Angleterre et à l’Allemagne, semble avoir pris du retard, elle commença à s’arrimer dès le début du XXe siècle [14]. Une loi du 19 mars 1919 décida qu’un plan d’extension serait établi pour les villes de 10 000 habitants, et régla les conditions d’établissement de ce plan.

Ce qui montre qu’un des soucis du législateur était d’assurer l’application préventive des règles de l’hygiène urbaine, c’est que la commission d’étude des plans d’extension prévue par la loi comprenait d’abord le conseil départemental d’hygiène. Il apparaît donc que la France s’engage dans l’entreprise coloniale quand elle est encore à l’école de l’urbanisme dont l’hygiène urbaine constitue l’un des principaux déterminants. Il va sans dire qu’aux colonies, les questions d’hygiène allaient occuper une place prépondérante, tout au moins dans les intensions, dans le processus d’édification des villes.  

D’entrée de jeu, l’administration française au Cameroun voulut anticiper sur les problèmes sanitaires liés à la vie urbaine ; elle le fit en réglementant l’hygiène publique dès les premiers moments de sa présence dans le territoire. Des arrêtés et des circulaires, assortis de sanctions contre les contrevenants, furent publiés dans le territoire. Les textes du Commissaire de la République précisaient aux médecins leur rôle dans la diffusion de l’hygiène et la prophylaxie des épidémies. L’arrêté du 20 novembre 1916, relatif aux commissions sanitaires d’hygiène de circonscription, leur créait l’obligation de surveiller avec une attention toute particulière l’éclosion des épidémies et de prendre à cet égard toutes dispositions utiles en vue de l’isolement des malades, et de la désinfection.

L’arrêté du 2 décembre 1916 avait créé au chef-lieu de chaque circonscription une commission chargée de l’examen de toutes les questions sanitaires intéressant l’hygiène publique et l’assistance dans la circonscription. La circulaire du 20 mars 1917 donnait aux chefs de circonscriptions des instructions relatives à l’hygiène générale des villages. L’arrêté du 25 octobre 1917 énonçait les mesures à prendre pour prévenir et faire cesser les maladies épidémiques [15]. Pareillement, des ordres furent donnés qui concernaient le débroussaillement, la circulation des porteurs, des travailleurs et des nomades, etc. Les obligations des indigènes en matière d’hygiène se trouvaient codifiées dans l’arrêté qui détermine les infractions spéciales à l’indigénat [16].

L’essentiel des textes réglementant l’hygiène des agglomérations au Cameroun fut publié alors que la Première Guerre mondiale était en cours et que les Français n’étaient pas encore sûrs de leur avenir au Cameroun. Quelques raisons expliquent cette précocité de la codification de l’hygiène. D’abord, outre l’expérience métropolitaine, les Français arrivent au Cameroun quand ils justifient déjà d’une certaine expérience coloniale, notamment en Afrique Occidentale Française (AOF) et en Afrique Equatoriale Française (AEF) où ils ont été confrontés à divers problèmes sanitaires.

Toute la réglementation générale de la  prévention au Cameroun fut d’ailleurs calquée sur les initiatives entreprises dans les deux confédérations, principalement le décret du ministre des Colonies Gaston Doumergue du 14 avril 1904 «relatif à la protection de la santé publique en Afrique Occidentale Française» [17]. Ensuite, l’esprit de cette codification permet surtout de comprendre que les colonisateurs voulaient donner par ces textes une certaine ligne de conduite aux populations locales qui les côtoieraient dans les lieux de leur établissement, les chefs-lieux de circonscription en l’occurrence.

Les points sur lesquels ces textes insistaient traduisent clairement la volonté du colonisateur à réglementer surtout la vie urbaine: le contrôle de l’eau potable, destruction des rats, moustiques et autres insectes, l’évacuation des «matières usées», déclaration obligatoire des maladies contagieuses, contrôle des immeubles bâtis ou à construire, etc.,  le tout placé sous la responsabilité de comités et commissions d’hygiène et de salubrité publiques créés dans les chefs-lieux de circonscription.

Le décret du Gouverneur en 1921 dévoile à suffisance cette orientation. Dans son texte le Commissaire de la République affirmait qu’il était «persuadé qu’en matière d’hygiène […], il faut un début, il faut un geste, acte qui déclenche le mouvement vers le mieux-être» [18]. Il précisa que l’action des pouvoirs publics devait s’exercer d’abord sur leurs collaborateurs agents et chefs indigènes, puis sur toutes les populations résidant dans centres de chefs-lieux de circonscription ou de subdivision.

Douala hygiène 1936
Douala, Institut d'hygiène, carte postale ancienne écrite au dos en 1936

Ainsi transparaît l’esprit dans lequel l’administration française comptait faire la promotion de l’hygiène dans les principales agglomérations du Cameroun. Même si l’on comptait aussi pour une grande part sur cette hygiène pour préserver le capital humain, ce devait être surtout dans les centres urbains, lieux de résidence des Européens, qu’on pouvait apprécier l’importance que les colonisateurs accordaient à la panoplie de textes de réglementation sanitaire publiés dans le territoire.

Il existe, en effet, une abondante littérature sur les efforts déployés par les autorités coloniales sur le plan sanitaire, cependant, très peu a été dit sur les dispositions qu’elles prirent pour protéger les Européens contre les maladies dites tropicales, depuis le choix de leur cadre de vie jusqu’à la définition des «frontières» de leur cohabitation avec les Noirs considérés comme vecteurs de maladies.  

 

Blancs et Noirs dans la ville coloniale :

l’hygiène impose des frontières 

L’hygiène a beaucoup influencé les rapports entre les Blancs et les Noirs dans la ville coloniale. On y verra surtout transparaître une importante dimension psychologique caractérisée par le complexe de supériorité qui animait les Européens et une sorte de défiance manifestée dans leur cohabitation avec les indigènes.  Le ton fut donné par les Allemands sous le commandement desquels il était apparu urgent d’avoir, surtout à Douala, une ville européenne séparée des quartiers africains constitués des populations autochtones et allogènes. Si les raisons urbanistiques furent souvent invoquées, les soucis liés à l’hygiène semblent avoir motivé cette ségrégation [19]. Les auteurs comme René Gouelain [20] et Guy Mainet [21], dans leurs travaux sur la naissance et le développement de Douala, ont relevé l’influence de l’hygiène dans la cohabitation entre les Européens et les Africains dans cet espace urbain sous le protectorat allemand.

DAFANCAOM01_30FI059N007_PDouala, l'hôpital européen, 1943

Qu’il suffise de dire que dès le début des années 1910, les autorités coloniales allemandes jugèrent intolérable le mélange jusque-là admis entre Blancs et Noirs dans les même quartiers [22]. Ainsi après le Plateau Joss qu’ils avaient accaparé en 1885, les Allemands entreprirent d’exproprier les Bell, les Akwa et les Deido pour bâtir la ville européenne. Les populations spoliées devaient être recasées dans de nouveaux quartiers respectivement appelés New-Bell, New-Akwa et New-Deido.

Du fait de la réticence des populations autochtones à ce projet, seuls les Bell avaient été effectivement spoliés et recasés à New-Bell au moment de l’éclatement de la première guerre mondiale en 1914. Certes la guerre était venue interrompre ce processus, tout au moins pour un temps, mais il apparaît que pour les Européens les populations noires ne s’accommodaient pas de la ville ; aussi fallait-il les tenir dans l’éloignement, à un kilomètre de distance des Européens, espace correspondant au rayon d’action des moustiques, afin d’assainir radicalement la ville.

Cette perception était en fait commune, à quelques nuances près, à toutes les puissances coloniales, puisque le Dr. Ziemann qui suggéra la ségrégation semblait s’inspirer des exemples de certaines villes coloniales anglaises et françaises. Il va donc de soi que les Français, dans la partie du Cameroun qui leur échut en partage, allaient perpétuer, peut-être avec plus de flexibilité, les logiques instaurées par leurs prédécesseurs allemands. 

D’entrée de jeu, l’administration française publia au Cameroun des textes réglementant l’hygiène publique dans les villes, notamment Douala et Yaoundé qui constituaient à l’époque, comme aujourd’hui, les deux principaux centres du pays. En principe, outre le désherbage qui incombait le plus souvent aux habitants des centres urbains, l’évacuation des déchets devait être assurée par le service de voirie de l’administration et une brigade d’hygiène était supposée surveiller la salubrité des agglomérations et des habitations.

À Douala, la réglementation de l’hygiène interdisait le dépôt des ordures ménagères ou des détritus sur la  voie publique ainsi que sur les propriétés ou sur les terrains occupés à titre précaire ou inoccupés. La projection des eaux usées ménagères ou autres était interdite sur les voies pourvues d’égouts ou de caniveaux. Ceux-ci devaient toujours être tenus en parfait état de propreté et l’on était tenu de les débarrasser des feuilles mortes ou autres objets susceptibles de ralentir ou d’interrompre le libre cours des eaux pluviales.

Un arrêté du 21 mars 1921 interdisait de creuser des trous ou des excavations autour des périmètres urbains [23]. Les gardes d’hygiène devaient visiter les agglomérations et les habitations pour contraindre leurs occupants à combler les trous creusés par eux-mêmes ou par les porcs et à détruire tous les objets pouvant servir de gîtes aux anophèles. Comme insecticides, les services d’hygiène et de voirie disposaient de soufre, de formol, de poudre de pyrèthre, de la fumée de tabac, de camphre, de l’acide phénique, de la quinoléine et du crésyl [24]. Bref, l’idée de cette réglementation de l’hygiène publique était d’éliminer de l’espace urbain, tous les éléments susceptibles de favoriser l’éclosion des moustiques ou des épidémies résultant de l’insalubrité.

Yaoundé quartier Mokolo
Yaoundé, quartier Mokolo

Lorsque la capitale du territoire fut transférée à Yaoundé, un arrêté du Commissaire de la République énonça, comme à Douala, les activités dont la pratique était interdite à l’intérieur du périmètre urbain [25]. Outre les éléments cités plus haut, ce texte interdisait l’élevage ou la possession des porcs, l’abattage des animaux de boucherie en dehors de l’abattoir public ; la mise en vente au marché public et en quelque lieu que ce fût des viandes non présentées à l’examen des autorités sanitaires et dont la vente n’avait pas été autorisée par elles ; des constructions à l’indigène, en nattes, torchis, écorces et matériaux du pays entourées de plantations touffues de maïs ou de cannes.

Un délai de deux mois fut donné pour le remplacement des constructions de cette nature par des édifices en matériaux durables ; le cas n’échéant pas, elles devaient être transférées aux côtés des villages indigènes avoisinants. L’exécution des travaux de salubrité fut confiée à la brigade d’hygiène mise sous les ordres du président de la commission d’hygiène de la ville de Yaoundé. Ce dernier avait qualité pour dresser un procès verbal des infractions constatées. Les infractions commises par les personnes de statut européen ou assimilé devaient être punies par des peines de simple police (amendes, avertissements, blâmes), tandis que les contrevenants indigènes, en revanche, s’exposaient à des peines prévues par le code de l’indigénat [26].

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Youndé, l'hôpital

En réalité, il ne s’agissait là que d’un idéal à poursuivre, surtout que l’administration française devait rendre compte à la SDN, et plus tard à l’ONU, des progrès de l’hygiène au Cameroun. Ces textes constituaient par eux seuls, pour ainsi dire, une plate-forme que les pouvoirs publics pouvaient exploiter à tout moment pour se justifier. La dimension politique de cette législation n’était donc pas négligeable.

Il convient néanmoins de noter que les exigences que ces textes plaçaient sur la population noire, entre autres la répression, les normes de constructions et des déguerpissements éventuels, auguraient  l’intervention de mesures radicales dans des aspects chers aux Européens. En tout cas, seule l’expérience du terrain pouvait témoigner de la valeur que l’administration accordait à cette réglementation de l’hygiène urbaine.

Pour se mettre à l’abri des moustiques et de toute maladie pouvant provenir de la cohabitation avec les Noirs, la première mesure d’hygiène publique, chère aux autorités administratives et médicales françaises, fut la séparation de l’habitat entre les Blancs et les Noirs.

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Lucien Fourneau

Ce fut le Gouverneur Fourneau qui en donna le ton par un arrêté en date du 30 janvier 1917. Il affirma sans ambages dans son texte que le premier souci de l’Européen aux colonies était de protéger sa santé contre les maladies diverses, rares ou inconnues en Europe, qui sévissaient sur les populations indigènes. Si par rapport aux indigènes toutes ces maladies demandaient des moyens de défense spéciaux de sensibilisation, d’éducation, etc., pour l’Européen, toutes, surtout le paludisme, exigeaient une mesure commune : la ségrégation.

Pour Fourneau, les Européens ne pouvaient être à l’abri des piqûres de moustiques infectés par les indigènes que si l’on procédait à la séparation de l’habitat entre les Européens et les Noirs dans les centres administratifs. Après avoir donné la définition de la ségrégation que les hygiénistes appellent «la séparation de la population européenne arrivée indemne d’Europe d’avec la collectivité indigène contaminée par les virus spéciaux aux régions tropicales» [27], il précisa qu’elle consistait, dans la pratique, en «la création dans les villes coloniales d’un quartier européen d’une part, d’une ville indigène d’autre part» [28].C’était donc, dans l’esprit du colonisateur, une sorte d’isolement préventif de l’Européen sous les tropiques ; une mesure strictement hygiénique dont le but était de sauvegarder la santé de l’Européen.

Il apparaît clairement que l’hygiène publique dans les villes coloniales visait, prioritairement, la protection des Européens ; et la ségrégation de l’habitat permettait à ces derniers d’être éloignés de la «nuisance» que représentaient pour eux les populations noires. Le premier directeur du service santé français au Cameroun, Gustave Martin, suggéra formellement de poursuivre le plan de ségrégation engagé par les Allemands [29].

À Douala, il attira d’ailleurs l’attention de l’administration sur les mouvements des familles Bell qui, profitant de l’intermède imposé par la guerre, avaient tendance à se rapprocher de la ville européenne en réoccupant le plateau de Bali dont ils avaient été spoliés. Il recommanda aux pouvoirs publics de maintenir les indigènes dans la distance d’un kilomètre qui leur avait été prescrite par les Allemands.

Mais qu’allaient-ils faire des indigènes qui les côtoyaient de près ? Car non seulement un grand nombre d’employés, d’ouvriers et de travailleurs indigènes devaient circuler le jour dans le quartier européen, mais encore que la nuit un personnel varié y était présent. Cette préoccupation divisa les gestionnaires de la santé car d’aucuns pensaient que la ségrégation n’était qu’une demi-mesure et qu’il valait mieux y renoncer. Les partisans de la ségrégation, rétorquèrent en qualifiant d’absurde cet argument. Ils avancèrent l’explication selon laquelle la présence des Noirs pendant le jour ne présentait aucun danger et que les moustiques qui transmettent le paludisme ne volent qu’au crépuscule et la nuit.

Ainsi, le nombre de Noirs fréquentant le quartier européen étant peu élevé il était évident que ceux-ci donnaient beaucoup moins de chances de propager la malaria que des milliers d’habitants dont les enfants étaient jugés particulièrement dangereux [30]. Par ailleurs, les détracteurs de la ségrégation firent valoir que dans la région libre, la végétation tropicale rendait très difficile la lutte contre les moustiques et les mouches.

À cette crainte, l’on opposa l’assurance que la création de pelouses, de jardins, de terrains de jeux et de manœuvres, d’un champ de course, de cimetières était à la base du programme prévu [31]. Cette inspiration n’était pas nouvelle ; elle procédait en fait des expériences vécues en métropole quelques siècles jadis. La construction d’un château royal, avec l’aménagement de ses jardins au XVIIe siècle avait permis de remporter la victoire sur le paludisme dans la région de Versailles [32]. Les Français l’avaient emprunté à l’Angleterre, à l’Allemagne et aux États-Unis où la formule de «cité-jardin» avait fait ses preuves.

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Yaoudé, caterpillar du Service d'hygiène et d'assainissement de la ville, janvier 1947

Dans cette conception, toutes les maisons étaient individuelles, réservée à une seule famille et accompagnées d’un jardin. C’était, à l’époque, l’idéal au point de vue de la famille et l’hygiène morale et matérielle du citoyen européen [33]. Pour les hygiénistes, c’était la formule qui correspondait le mieux dans les villes coloniales pour une meilleure protection sanitaire des Européens. 

L’hygiène, présentée dans les textes comme mesure sanitaire salutaire aussi bien pour les Européens aux colonies que pour les populations locales, était donc devenue un instrument de matérialisation des frontières culturelles en de véritables frontières physiques. Il va de soi que, sur le terrain, l’hygiénisme allait entraîner dans la ville coloniale deux mondes avec deux destins bien distincts.

Comme l’avait recommandé Gustave Martin, le projet allemand fut poursuivi par les Français, même si pour certaines raisons [34] il avait fallu marquer un temps d’observation. En 1925, le gouverneur Marchand mit sur pied un plan d’urbanisation dans lequel Douala devait être subdivisé  en trois zones aux populations déterminées.  La bande côtière qui s’étend de Bonandjo à Déido en passant par Akwa, constituant un plateau éloigné des marécages,  devait être la ville européenne ; la partie attenante à cette zone côtière devait être la zone de résidence des «Africains disposés à construire en dur» ; alors qu’une zone de l’arrière-pays allait être mise à la disposition de l’habitat spontané [35]. La ville proprement dite se composait donc des quartiers de Joss, de Bali, d’Akwa et de Deido ; Bonaberi en faisait partie, mais comme un faubourg pour lequel on recommandait d’être économe.

Le Commissaire de la République Marchand exclut New-Bell de l’espace urbain pour éviter, disait-il, toute confrontation avec les Bell. Or ces derniers avaient déserté ce quartier pendant les années de guerre et s’étaient établis dans le plateau de Bali qui, pendant la période allemande, constituait la zone libre, séparant la ville européenne de New-Bell.

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Douala, dispensaire de New-Bell, décembre 1952

Les véritables occupants de ce quartier, que les Français avaient décidé de laisser se développer sans aide et hors de tout contrôle, étaient les étrangers africains et les allogènes venus de plusieurs coins du pays. Il nous semble plutôt qu’au-delà de l’obstacle que semblaient constituer les Bell à l’action de l’administration à New-Bell, les Français ne trouvaient, surtout à ce moment là, aucun intérêt à réglementer l’habitat dans un espace peuplé uniquement de Noirs qu’ils jugeaient d’ailleurs ne pas s’accommoder de la ville.

Certes, l’on avait renoncé à la zone libre prescrite par les Allemands, tolérant ainsi le mélange entre Blancs et Noirs à Akwa et à Deido – ces deux quartiers  ayant une vocation résidentielle et commerciale – mais les autochtones de ces quartiers (ceux d’Akwa particulièrement) furent astreints, dès 1937-1938 suite au rapport de la commission d’hygiène [36], de construire en dur suivant les normes d’hygiène et d’urbanisme imposées par le colonisateur.

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Douala, hôpital général, salle de radiographie, 1951

En fait, les Français optaient ainsi pour une ségrégation choisie, car ils étaient conscients de ce que les populations ayant été fragilisées par la crise économique des années 1930, seuls les autochtones justifiant d’un certain confort matériel pouvaient se construire à Akwa et que les moins nantis y renonceraient, vendraient leurs terres pour aller s’installer dans des espaces aménagés pour les accueillir. Un délai de six mois à un an leur fut donné. 

À cette époque, en effet, même en Europe, on était surtout dans une perspective sécuritaire : la maladie est portée par le pauvre, et il fallait réduire les conditions de propagation, éviter la contamination ; on se préoccupait d’assainir les villes, d’assurer leur approvisionnement en eau potable, d’éliminer les eaux usées et d’améliorer la situation des populations qui s’y entassaient [37].

Notons que ce fut uniquement à Douala, en raison de la sensibilité de ses populations et de sa vocation de capitale économique, que les Européens acceptèrent un certain mélange avec les Noirs. Partout ailleurs dans le pays, il y eut un quartier européen distinct des quartiers indigènes. La même logique instaurée à Douala, d’accaparement de meilleurs sites d’établissement éloignés des marécages, fut transportée dans tous les centres administratifs de l’intérieur : Yaoundé, Edéa, Dschang, Nkongsamba, etc. Le choix des Européens à Yaoundé du superbe Plateau Atemengue constitue un exemple éloquent de la détermination des colonisateurs à s’éloigner des lieux d’éclosion de moustiques.

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Pagouda, lutte contre la trypanosomiase, enregistrement des lames de sang, 1945-1950

La «distance» voulue par les Européens se matérialisa également par la «qualité» d’indigène pouvant être embauché dans leurs domiciles. Certains romanciers, contemporains de la colonisation européenne en Afrique,  ont décrit avec beaucoup de succès les rapports entre les Blancs et les Noirs au jour le jour, et les événements qu’ils relatent constituent des faits historiques irréfutables.

Dans le cas précis du Cameroun, Ferdinand Oyono montre comment l’hygiène orientait les colons dans le choix des employés africains devant servir dans les quartiers européens. Toundi, le héros du roman, avait été recommandé au Commandant de circonscription par un prêtre catholique [38]. L’administrateur français, après avoir soumis son futur boy à une enquête de moralité – ce qui n’était d’ailleurs qu’une formalité parce que suffisamment renseigné par le clerc – releva à l’actif de l’indigène, avant de l’engager, les éléments d’hygiène suivants : «Tu es un garçon propre (…) Tu n’as pas de chiques, ton short est propre, tu n’as pas de gale…» [39].

Par ailleurs, Mongo Beti – qui a publié son roman sous un pseudonyme, Eza Boto – décrit pour sa part la ville coloniale dans ses contrastes. Après avoir présenté la beauté et la propreté du quartier européen qu’il appelle Tanga Sud, il décrit le quartier indigène (Tanga Nord) comme un cadre d’insalubrité [40], d’habitat spontané et de promiscuité où le colonisateur ne passait presque jamais. C’était en fait un monde que l’administration semblait avoir livré à lui-même ; un ensemble de petits quartiers qui poussaient comme des champions dans la forêt, sans ordre ni plan ; un milieu où on ne rencontrait aucune de commodités du monde moderne d’alors.

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Douala, pharmacie, 1954

On peut imaginer les activités qui se développaient dans cet environnement d’anarchie où les pouvoirs publics ne passaient que pour le recouvrement de l’impôt de capitation, une fois l’an. Mongo Beti de conclure : «Tanga-Nord (…) était un authentique enfant de l’Afrique. À peine né, il s’était trouvé tout seul dans la nature. Il grandissait et se formait trop rapidement. Il s’orientait et se formait trop au hasard, comme les enfants abandonnés à eux-mêmes» [41].

Ces témoignages permettent de qualifier l’hygiène publique dans les villes coloniales. Les pouvoirs publics  ne veillaient véritablement qu’à la salubrité des quartiers occupés par les Européens et de ceux dont la proximité pouvait mettre en danger leur santé. Les gardes d’hygiène, au départ, et les agents d’hygiène, plus tard, veillaient à la propreté de ces zones [42] ; les infractions signalées donnaient lieu des sanctions annoncées par l’autorité administrative. En 1927, par exemple, 537 habitations furent visitées à Douala par les équipes d’hygiène, pour dératisation et contrôle de l’application des mesures d’hygiène. À l’issue de ces visites, il fut dressé un procès-verbal contre un Européen et 289 procès-verbaux contre des indigènes, pour infractions aux règlements d’hygiène [43]. C’était en fait, une routine qui se pratiquait chaque année.

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Yaoundé, Direction du service de Sante, les bureaux

Les logiques observées de ségrégation, de défiance et même de stigmatisation de la pauvreté dans l’espace urbain colonial, semble révéler les limites du grand projet d’hygiène coloniale pourtant présenté comme le seul véritable gage de la protection de la santé publique dans les agglomérations. Cette situation semblait poser le perpétuel problème du décalage entre le discours politique et la réalité du terrain. Dans le cas précis de la colonisation, le problème peut transcender la dimension discriminatoire pour trouver son véritable fondement dans  l’inadéquation entre les méthodes et les moyens mis en œuvre par les pouvoirs publics et les besoins réels des populations dont l’hygiène coloniale voulait améliorer les conditions d’existence.

 

Les effets de la «distance» sur l’hygiène publique coloniale

Il convient de souligner que les distances physiques imposées par les colonisateurs dans leur cohabitation avec les Noirs procédaient de leur perception de la santé ; ils croyaient qu’un environnement «propre», dans leur compréhension du terme, garantissait à ses occupants un meilleur état de santé. Ce qui n’était forcément pas le cas, à tort peut-être, pour les populations indigènes pour qui la «propreté» liée à la santé se rapporterait à autre chose qu’au cadre de vie. Ces différences dont les Européens semblaient ne pas vouloir tenir compte allaient sans doute avoir des répercussions sur l’hygiène publique coloniale.

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Douala, hôpital général, cabinet dentaire, 1951

Pour bien appréhender les problèmes auxquels l’hygiénisme fut confronté aux colonies en général et au Cameroun en particulier, il faut partir de la définition des notions de santé et de santé publique. L’OMS définit la santé comme «Un état de bien-être physique, mental, social, complet…». Cette définition, souvent considérée d’idéaliste, a cependant le mérite de relever les trois domaines de la souffrance humaine et de traduire, par ailleurs, la complexité même de la notion de santé. En ce qui concerne la santé publique, retenons les définitions des systèmes français et québécois proposées par Marie-Eve Joël [44] et les interprétations qu’elle en fait. Elles sont révélatrices par leurs différences mêmes.

Pour l’Inspection générale des affaires sociales de la France, c’est «un champ d’action publique qui vise à améliorer, à préserver, à restaurer, à promouvoir, à optimiser l’état de santé des membres» d’une collectivité. Un champ d’action publique, c’est-à-dire de l’État, des collectivités locales et des diverses institutions créées dans ce but. Le ministère québécois de la santé publique parle, quant à lui, de la «promotion de la santé», qui vise à rendre l’individu et la collectivité capable de contrôler les facteurs déterminants de la santé. Elle comprend donc une stratégie recherchant une collaboration étroite de tous les acteurs sociaux, pour définir les problèmes, prendre les décisions et agir sur les déterminants de la santé. L’environnement global joue un rôle important et les actions engagées concernent toute la population.

Ainsi le système français met en exergue les actions d’échelle, tandis que celui du Québec insiste sur la responsabilisation, donc l’implication de toute la population, c’est-à-dire une vision de la santé partagée par tous. Ainsi, il apparaît que même dans les sociétés les plus développées les solutions de santé, bien que poursuivant les mêmes objectifs, peuvent varier d’un pays à l’autre dans leur approche ; les formules mal comprises ou mal vécues par les populations destinataires pouvant sérieusement compromettre les résultats attendus.

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région Nyong et Sanaga, l'hôpital mixte de Youndé, les ambulances, mai 1951

Le succès de l’hygiène coloniale était donc tributaire de la connotation qu’elle allait avoir auprès des populations indigènes pour lesquelles elle constituait une valeur nouvelle. Le fait que l’administration l’ait envisagée comme un instrument de protection plutôt qu’une valeur à faire intégrer aux mœurs locales a entraîné une certaine négligence de la participation ou de l’adhésion des populations auxquelles elle était destinée.

La dimension répressive derrière les textes réglementant l’hygiène publique au Cameroun amène à conclure que les autorités coloniales, au-delà du discours, n’attendaient pas beaucoup des populations qu’elles comprennent l’intérêt qu’elles avaient à «assainir» leur environnement et leurs mœurs.  Les obligations des indigènes en matière d’hygiène se trouvaient codifiées dans l’arrêté qui détermine les infractions spéciales à l’indigénat [45]. Tandis que les contrevenants de cette catégorie s’exposaient à des peines telles que l’emprisonnement, les sévices corporels, les prestations ou travaux obligatoires, etc., les infractions commises par les personnes de statut européen ou assimilé n’étaient punies que par des peines de simple police (amendes, avertissements, blâmes). [46]

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région Bamiléké, Mbouda, le dispensaire, 1957

Pour l’indigène, le respect des règles d’hygiène devenait donc beaucoup plus un devoir envers les pouvoirs publics qu’une responsabilité envers soi-même et envers la collectivité tout entière. Les chefs indigènes qui devaient être des modèles de «propreté» pour leurs administrés, furent sujets à l’intimidation de l’administration. Le Commissaire de la République, Bonnecarrère, l’exprima formellement dans une circulaire du 17 février 1921 par laquelle il invitait ses subordonnés, administrateurs de circonscription et de subdivisions à prendre des mesures drastiques pour l’amélioration de l’hygiène et de la santé des indigènes de les faire exécuter par les chefs locaux. Pour se constituer en modèle, il prit l’exemple des menaces qu’il avait faites aux chefs indigènes des circonscriptions d’Ebolowa, de Kribi, de Yaoundé et de Dschang [47].

Gouelain fait une bonne description de la contrainte coloniale qui devint plus forte et plus écrasante pendant les années qui suivirent la seconde guerre mondiale, et expose l’exaspération des populations indigènes. En ce qui concerne l’hygiène en effet, les sanctions prises lors des campagnes d’inspection «non contrôlées par les pouvoirs publics» [48], finirent par irriter et voire révolter la population. L’indigène devait nettoyer les rues polluées par les passants, sa concession n’était jamais assez propre, il était aussi poursuivi lorsque l’eau stagnait en certains endroits où la voirie ne pénétrait pas…

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région Mungo, maternité de Mbanga, janvier 1951

Autrement dit, l’administration incapable d’assurer les charges qui lui incombaient, reportait sur les chefs indigènes la responsabilité des conséquences résultant d’une telle situation et sévissait contre la population, ce qui conférait à l’appareil policier une «personnalité» qu’il n’avait pas au début. Par ailleurs, toujours selon Gouelain, les contrevenants aux règles d’hygiène furent souvent contraints de payer deux fois les amendes ; on exigeait des commerçants noirs sur les marchés ou à l’entrée de la ville des prix spéciaux pour les  polices sanitaires. Exaspérées, les populations renoncèrent à tout sens de respect des commissaires de police européens, tandis que les chefs et notables n’hésitaient pas à accuser violemment, sans chercher à les ménager, et parfois insolemment, l’administration et le colonisateur, c’est-à-dire, le Blanc en général.

Dans les rapports annuels adressés à la SDN et plus tard à l’ONU, l’administration française évita de faire état de la réticence des indigènes à son approche de la santé en général, et de l’hygiène coloniale en particulier. Mais dans le territoire, d’abondantes correspondances sanitaires et administratives soulignaient le boycott de la part de certaines populations de toutes les mesures sanitaires obligatoires prises dans le territoire : vaccinations, consultations postnatales et néonatales [49], déclaration obligatoire de certaines maladies, l’interdiction de sortie dans les zones de prophylaxie des maladies jugées dangereuses pour la santé publique, etc.

Certains indigènes pouvaient même devenir violents lorsqu’ils étaient brutalisés. Le médecin lieutenant Loslalot soulignait en 1936 que «les indigènes sont insolents, hâbleurs, violents, sauvages, poltrons, ne craignant pas quand ils sont en position de force, d’abuser de la faiblesse de l’Européen» [50]. Il ne s’agissait évidemment pas de l’hostilité envers les Européens, mais l’expression d’un mal-être créé par une approche de la santé en déphasage avec les valeurs locales et imposée brutalement aux populations qui avaient surtout besoin du temps pour en comprendre le sens.

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hôpital de Douala, deux docteurs indigènes opérant, 1943

Il s’agissait là en fait,  d’un choc de civilisations ; l’Européen et l’Africain n’ayant pas toujours les mêmes représentations de la santé. Si pour le premier la santé, l’hygiène en l’occurrence, reposait sur un fondement scientifique [51] inspiré par les résultats des travaux de laboratoires, pour le second c’était une notion beaucoup plus complexe intégrant une importante dimension spirituelle [52]. Cela revient tout simplement à dire que  «Chaque communauté, comme chaque individu, possède des caractéristiques propres» [53] et que l’administration française au Cameroun eût gagné à considérer les valeurs locales dans son engagement à introduire l’hygiène à l’européenne dans le territoire. Malheureusement toute la réglementation de la protection de la santé publique au Cameroun fut plutôt une transposition des réalités européennes sur les populations locales.

En d’autres termes, la supposée «mission civilisatrice» du colonisateur le poussa à vouloir établir un équilibre à l’image de celui dont il se sentait investi. Il comptait imposer des représentations, des croyances et des conduites fondées uniquement sur la perception européenne de la protection de la santé. Pourtant,  un espace social comme la ville coloniale, devait se caractériser «par un recours commun à des principes et à des actes dont le sens est communément saisi. En dehors de là commence un autre espace social dont les règles diffèrent» [54].

Les autorités coloniales semblent ne pas avoir compris que, les Européens étant différents des Africains, «l’amorce d’un rapport  entre ces deux univers suppose un effort méthodique de repérage et de compréhension respectueuse qui ne va pas de soi» [55]. Il n’est donc pas surprenant que les populations indigènes aient été réticentes à certaines mesures sanitaires dont elles ne comprenaient pas le sens.

Au Cameroun sous administration française la différence de cultures entre les Européens et les populations locales fut si manifeste et qu’elle donna lieu à des incompréhensions affectant parfois l’ensemble du système de santé colonial. Des prescriptions sanitaires heurtant souvent des croyances et des pratiques coutumières bien enracinées – dont le colonisateur n’avait pas la moindre idée, ou bien dont il refusait de tenir compte – pouvaient entraîner un divorce total entre les deux cultures.

Plusieurs médecins coloniaux décrièrent, jusqu’à la fin de la présence française au Cameroun, le manque de collaboration des populations indigènes. En 1948, par exemple, le Chef de Région de la Sanaga-Maritime rappela à l’ordre l’un de ses collaborateurs médecin après que ce dernier eût exprimé son intension de suspendre certaines activités destinées aux populations locales.

Il souligna l’un des éléments qui semblent expliquer le sentiment d’échec exprimé par certains acteurs de la santé coloniale : le découragement dû à l’absence de résultats immédiats. Il attribua malheureusement ce rendement insuffisant à «une apathie notable» de la part des indigènes, sans toutefois relever la dimension culturelle. Cette situation révèle l’état d’esprit du pouvoir colonial français au Cameroun, après quelques décennies d’action sanitaire : les acteurs du terrain parfois démotivés parce que confrontés à des situations devenues de véritables impasses, et les instances politiques optimistes bien que conscients de la difficulté de la tâche.

C’est d’ailleurs ce qui apparaît dans la réaction de l’administrateur lorsqu’il dit à son collaborateur qu’ils n’avaient «pas le droit d’être découragés après un si court séjour ici, et il nous appartient (…) de créer le climat de confiance qui nous est nécessaire dans l’accomplissement de notre tâche quotidienne près de ceux près desquels notre métier nous fait vocation particulière de patience, de connaissance personnelle…» [56]. C’était peut-être la solution.

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Yoko, quelques écolières devant leur école (photo ancienne)

L’administration coloniale avait pourtant indiqué, dès les premiers moments de l’occupation, la voie par laquelle elle allait parvenir à convaincre les indigènes de l’intérêt qu’ils avaient à respecter les règles d’hygiène : l’école coloniale apparaissait comme l’instrument idéal. En fait, les premiers rapports annuels adressés à la SDN faisaient apparaître, d’année en année, l’engagement de l’administration à miser beaucoup plus sur les jeunes enfants que l’école devait couler au moule colonial.

Gustave Martin, qui posa les fondements de l’action sanitaire de la France au Cameroun, l’exprima d’ailleurs avec beaucoup d’éloquence. Il souligna que l’école indigène était appelée à rendre de précieux services à la propagande d’hygiène que le pouvoir colonial avait placée au premier rang de ses préoccupations de santé dans le territoire. Il attira surtout l’attention sur les différences culturelles qui existaient entre les Européens et les Africains en précisant que si pour les premiers leur approche de l’hygiène était bien comprise et acceptée de tous, pour les seconds il fallait les amener à y adhérer.

Pour ce faire, il suggéra qu’il fût détruit dans l’esprit des enfants indigènes, par le biais de l’école, des notions singulièrement ancrées procédant du milieu familial et religieux. Et sa recommandation tenait compte de la difficulté qu’il y a détruire des valeurs séculaires : «Sans prétendre faire disparaître d’un seul coup ces croyances ancestrales l’école indigène, par les moyens de persuasion qui sont à sa portée, doit placer l’hygiène dans toutes les étapes de l’enseignement» [57].

Cette recommandation semble malheureusement ne pas avoir été suivie sur le terrain, peut-être parce que  très peu d’enfants indigènes fréquentant l’école coloniale les résultats d’une telle méthode ne pouvaient s’évaluer que sur la durée, alors que l’administration pressée par ses objectifs s’attendait à des résultats beaucoup plus immédiats. On entreprit donc de mettre les populations au pas, même si la réaction de ces derniers démontrait que ce n’était visiblement pas la meilleure solution.

Peut-être qu’ils auraient dû, en plus de l’école, miser sur la sensibilisation ou «l’éducation pour la santé» [58]  auprès des populations adultes. Ça aussi ils l’avaient annoncé au début de l’occupation, mais ce qui fut observé sur le terrain correspondait plutôt à la contrainte. Or les bas-fonds, dans lesquels furent confinées les populations indigènes résidant dans les villes coloniales, étaient des zones difficiles à entretenir au point de vue hygiénique. Il eût fallu déployer d’importants moyens pour y parvenir, ne fût-ce qu’au niveau de l’assainissement et de la surveillance. L’administration ayant renoncé à y investir, il va de soi que même avec toute la bonne volonté des populations l’hygiène allait demeurée précaire dans cet environnement.

Par ailleurs, sur le plan logistique, hormis Douala et dans une certaine mesure Yaoundé qui disposaient de véritables brigades d’hygiène, et après la Deuxième Guerre mondiale des services d’hygiène urbaine, l’effectif des gardes d’hygiène était partout très limité. En 1925, par exemple, ils étaient au nombre de 76 répartis en 36 localités. Nkongsamba en avait le plus grand nombre (6), suivi des villes d’Edéa, Eséka, Kribi, Dschang, Yaoundé, Ngaoundéré, Garoua et Maroua qui en avaient chacune 4 ; ailleurs l’effectif oscillait entre les chiffres 1 et 2 [59]. La situation ne s’améliora pas beaucoup suite à la création, en 1932, de l’école d’Ayos chargée dorénavant de former les agents d’hygiène.

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Yaoundé, case d'habitation pour Africain, 1951

Par ailleurs, les quartiers indigènes correspondant à l’habitat spontané en raison du niveau de vie des populations, il était beaucoup plus difficile de faire respecter la réglementation de l’hygiène publique dans ces milieux. Plusieurs personnes avaient quitté la brousse pour se faire une nouvelle en ville. Il se développait dans ces agglomérations, toutes sortes d’activités pouvant permettre aux habitants de se maintenir et de s’arrimer à l’économie monétaire. On assistait en fait à une sorte de vie rurale dans l’espace urbain.

Cet état de choses semble aussi expliquer la lâcheté de l’action des pouvoirs publics dont les préoccupations étaient multiples dans le territoire. Seules des situations constituant des menaces pour la santé publique, c’est-à-dire susceptible d’affecter le quartier européen, obligeaient l’administration à entreprendre certaines interventions vigoureuses dans les agglomérations indigènes.

Jusqu’aux années 1950, les cas de rage, par exemple, furent fréquemment signalés dans les centres administratifs : Edéa [60], Bafia [61], Garoua [62], Ndikiniméki [63], etc. Les agents d’hygiène, chargés de la surveillance de la salubrité urbaine, faisaient arrêter et exécuter des chiens vagabonds chiens ; ils avaient par ailleurs mandat d’établir les procès-verbaux contre les contrevenants et de percevoir les amendes [64]. Les équipes du Service d’Hygiène Mobile et de Prophylaxie (SHMP) créé au lendemain de la deuxième guerre mondiale intervenaient dans les milieux indigènes chaque fois que l’administration le jugeait nécessaire. Le tableau que Mongo Beti dresse du quartier indigène traduit clairement l’échec de l’hygiénisme et la démission de l’administration de ces milieux dont le développement lui échappait :

Combien d’âmes abritait Tanga Nord ? Soixante, Quatre-vingt, cent mille, comment savoir exactement ? Aucun recensement n’avait été fait. Sans compter que cette population était en proie à une instabilité certainement unique. Les hommes quittaient la forêt  pour des raisons sentimentales ou pécuniaires, très souvent aussi par goût du nouveau (…) Mais qu’on ne procédât à aucun recensement, cette instabilité même ne pouvait le justifier, puisque l’Administration l’ignorait, de même qu’elle ignorait tout ce qui concernait cette demi-humanité, ses joies, ses souffrances, ses aspirations qui, certes l’eussent déroutée, mais qu’elle n’avait jamais cherché à deviner et encore moins à comprendre, à s’expliquer [65].

Cette description, loin d’être caricaturale, illustre à suffisance le peu de cas que les autorités coloniales faisaient des quartiers indigènes et les conditions d’existence qui y prévalaient. Les habitants des quartiers indigènes vivaient pourtant à côté des milieux de prédication de l’hygiénisme présenté par les pouvoirs publics comme principale arme contre les maladies tropicales. En tout cas, négligence et impuissance pouvaient se confondre en pareille situation. Cette situation paradoxale expose cependant les contradictions du discours colonial et les difficultés de matérialisation des actions annoncées pour justifier la colonisation ; n’en déplaise à l’optimisme d’Albert Sarraut lorsqu’il affirme que «dans l’argile informe des multitudes primitives», la France «modèle patiemment le visage d’une nouvelle humanité» [66].  

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Mbanga, case d'habitation pour Africain, en construction, 1951

Quel que soit le jugement que l’on puisse porter sur la colonisation européenne en Afrique, il n’en demeure pas moins qu’elle a introduit dans le continent des représentations, des manières d’être et de faire qui font partie intégrante de l’histoire des sociétés africaines actuelles.

Au Cameroun, comme ailleurs, l’analyse de certaines logiques et valeurs introduites par la colonisation contribuera sans doute dans la compréhension de certains phénomènes observés aujourd’hui. L’hygiène, présentée par les pouvoirs publics coloniaux comme principale solution aux multiples problèmes de santé publique rencontrés dans le territoire, s’est plutôt traduite dans les faits en un instrument de protection des Européens et d’amélioration du cadre de vie de ceux des indigènes qui avaient su trouver leur place dans la société coloniale.

Les masses indigènes refoulées dans les bas-fonds – s’adaptant difficilement à l’économie coloniale – ne furent réellement concernées que par une hygiène répressive, sans un véritable effort de sensibilisation et d’éducation de la part des pouvoirs publics.

Ce déphasage entre un discours politique pompeux et une action presqu’infructueuse,  peut s’expliquer par l’inadaptation du projet sanitaire du colonisateur aux réalités du terrain : une vision européocentriste de l’hygiène, des méthodes déshumanisantes, des moyens dérisoires et une action vague et indolente. Il  en est découle que le même dans le même espace vital, évoluent deux mondes avec deux destins bien distincts. La ville coloniale constitue donc l’un des meilleurs cadres d’évaluation de la pénétration de l’hygiène coloniale dans les mœurs indigènes. Cette rétrospective peut aussi  aider à éclairer certaines situations se rapportant à l’hygiène publique dans les villes camerounaises actuelle, et partant la diversité de destins qu’on y rencontre.

Jean-Baptiste NZOGUÈ

 

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Journaux

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Rapports

Rapport Annuel du Gouvernement Français à la Société des Nations, 1921.

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Rapport Annuel du Gouvernement Français à la Société des Nations, 1925.

Rapport Annuel du Gouvernement Français à la Société des Nations 1927.

 



 

[1] H. Brunschwig, Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire française ou Comment le colonisé devient colonisateur (1870-1914), Paris, Flammarion, 1983, p. 204.
[2] S. Awenengo et als, Ecrire l’histoire de l’Afrique autrement, Paris, l’Harmattan, 2004.
[3] J. B. Nzogue, «La santé publique au Cameroun sous administration française, 1916-1957 », Thèse de Doctorat/Ph.D. en Histoire, Université de Yaoundé, 2010.
[4] Selon les travaux récents de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau (Les traites négrières, Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004), quelques 11 millions d’Africains auraient été vendus comme esclaves sur la côte Atlantique entre le XV° et le XIX° siècle, auxquels il faut ajouter les 17 millions d’esclaves africains vendus entre le VIII° et le XX° siècle dans le commerce transsaharien et la traite de l’océan indien. Soit au total, pour Pétré-Grenouilleau, 28 millions d’esclaves déportés de l’Afrique.
[5] Selon la chercheuse de nationalité américaine, Lisa Aubrey, contrairement à ce que nous ont présenté certains écrits jusque là, le Cameroun aurait participé de façon significative au commerce odieux qu’a connu notre continent il y a plus de 400 ans. Au cours d’une série de conférences données au Cameroun, respectivement à la Fondation Afric Avenir à Douala, aux universités deYaoundé I, Buéa et Douala, cette professeure de sciences politiques spécialistes des études africaines, titulaire d’une chaire à l’université d’Arizona a fait part de ses recherches montrant que les côtes camerounaises auraient servi d’embarquement aux nombreux bâteaux négriers et le pays en lui-même aura été une source d’approvisionnement en esclaves en partance pour le nouveau monde.135 bateaux négriers seraient partis des côtes camerounaises entre les années 1600, date du début de la traite négrière et 1900, périodes où l’on connaîtra les premières lois abolitionnistes. Voir http://www.kulturoskope.com/affichenewsrub.php
[6] P. Merlin, Espoir pour l’Afrique Noire, Paris, Présence Africaine, 1991, p. 285.
[7] H. R. Rudin, Germans in the Cameroons 1884-1914. A case study in modern imperialism, New York, Greenwood Press Publishers, 1931, p. 346.
[8] RASDN, 1922, p. 39.
[9] G. Martin, L’existence au Cameroun. Etudes sociales, études médicales, études d’hygiène et de prophylaxie, Paris, Emile Larose, 1921, pp. 434-435.
[10] Ibid, p. 472.
[11] Au Moyen-Âge, la grande peste ou «la peste noire» (1347-1352) a totalement désorganisé la société médiévale, faisant disparaître la moitié (?) de la population européenne soit 25 millions de personnes. Au XVIIe siècle, une nouvelle épidémie de peste sévère a sévi en France entre 1629 et 1631. Un Bureau de Santé a été mis en place à Lyon pour une surveillance rigoureuse. Le fléau de la peste est de retour au XVIIIe siècle lorsque le 27 mai 1720 le navire «Grand Saint-Antoine» en provenance de Syrie débarque à Marseille et répand la maladie responsable de la mort de 40 000 personnes dans la ville et de plus de 100 000 en Provence, entre 1720 et 1722. Les épidémies de choléra  ont marqué le XIXe siècle en Europe et la littérature médicale sur ses causes et les moyens de l’éviter a été conséquente. En France, le choléra a entraîné la création de plusieurs organismes de santé publique et ses conséquences politiques, démographiques et sanitaires ont poussé les gouvernements à des réalisations architecturales et d’urbanisme mieux adaptées aux contraintes de l’hygiène publique. Voir http://blog.bnf.fr/gallica/?p=1592.
[12] Avant, l’extension de la ville se faisait sans aucune planification. Plusieurs villes européennes de l’époque, donc Paris, étant constituées de fortifications, posaient de nombreux problèmes sanitaires résultant de la saturation de l’espace l’urbain et de l’industrialisation galopante. Les urbanistes des pays européens cherchèrent des remèdes à cette situation néfaste. En Angleterre, on adopta l’extension des villes en surface ; en dehors des quartiers centraux de Londres, les faubourgs furent édifiés en cottages ou maisons individuelles. En Allemagne, la conception de la ville fut plus radicale encore ; les villes étaient divisées en zones concentriques. La zone centrale était construite en maisons hautes de plusieurs étages (commerce) ; dans une seconde zone (habitation), les maisons collectives encore, ne pouvaient s’élever qu’à deux ou trois étages ; la troisième zone était réservée aux habitations individuelles avec jardins ; enfin des quartiers spécieux étaient réservés aux usines de tout genre et il n’y existait que des maisons d’habitations destinées aux ouvriers. P. Juillerat, L’hygiène urbaine, Editions Ernest Leroux, Paris, 1921, p. 24. Voir aussi http://gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France, Collection «Urbanisme », Série D.
[13] P. Juillerat, L’hygiène urbaine…, p. 22. [14] Le modèle anglais de la cité-jardin est importé en France. On assiste au vote de la grande loi sur l’hygiène publique en 1902 ; une loi est proposée en 1908 à la Chambre sur le déclassement des fortifications et la nomination d’une commission pour l’étude du plan d’extension de Paris. Cette commission est instaurée en 1911. Les urbanistes se dotent d’une première organisation professionnelle entre 1911 et 1914. Voir J-P. Frey, A. Fourcaut, “ L’Urbanisme en quête de revues ”, in : J. Pluet-Despatin, M. Leymarie & J-Y. Mollier sous la dir. de, La Belle Époque des revues,1880-1914, actes du colloque tenu à l’abbaye d’Ardenne, Caen, les 20, 21 et 22 janvier 2000, Caen, Editions de l’IMEC, 2002, 440 p., pp. 285-304.
[15] JOCF, 1917, pp. 200-203.
[16] JOCF,1918, pp. 24-25.
[17] H. Brunschwig, Noirs et Blancs dans l’Afrique Noire…, p. 201.
[18] JOCF, 1921, p. 51
[19] Les cases duala à proximité des quartiers européens, construites en matériaux locaux, entourées de petites cultures et comportant puits et trous d’aisance, étaient devenues, disait-on, des foyers à moustiques porteurs de paludisme. R. Gouelain, Douala : ville et histoire, Paris, Institut d’ethnologie – Musée de l’homme, 1975, p. 131.

[20] René Gouelain, Douala : ville et histoire...
[21] G. Mainet, Douala : ville principale du Cameroun, Yaoundé, ORSTOM, 1981.

[22] Pendant une vingtaine d’années le mélange avec les Noirs n’avait pas indisposé les Européens. Or, le développement de la ville entraînant de sérieux problème d’hygiène, aux environs de 1910, il n’y avait plus de doute, cet état de choses commença à provoquer des malaises dans l’élément européen.
[23] RASDN, 1921, p. 108.

[24]  J-P Bado, «La lutte contre le paludisme en Afrique centrale... », p. 11.
[25] JOCF, 1923, p. 181.

[26] Les punitions disciplinaires comportaient l’emprisonnement ou l’amende ou cumulativement ces deux peines ; elles ne pouvaient excéder 15 jours en ce qui concernait l’emprisonnement, ni 100 francs en ce qui concernait l’amende. En outre, il devait être tenu le plus grand compte dans l’application de ces peines du caractère de gravité de la faute commise, la responsabilité du coupable. JOCF, 1918, pp. 24-25 : il s’agit de la circulaire du commissaire de la République, en date 16 janvier 1918, relative à l’exercice des pouvoirs disciplinaires.
[27] JOCF, 1917, p. 39.
[28] Ibid.
[29] G. Martin, L’existence au Cameroun…, pp. 386-387.

[30] Ibid. p. 385.
[31] Ibid. pp. 385-386.
[32] C. Pairault, «Sociologie et santé en Afrique », in Cahier de l’UCAC, Mélanges, Presses de l’UCAC, 1997, p. 58.
[33] P. Juillerat, L’hygiène urbaine…, p. 24.

[34] Il fallait d’abord prendre la mesure de la situation et s’assurer qu’on était en état de contenir  la réaction des populations douala dont le leader charismatique Rudolf Duala Manga Bell fut pendu par les Allemands à cause de sa résistance à leur projet d’expropriation. Par ailleurs, les duala contestaient la légitimité de la puissance mandataire sur les terrains expropriés par les Allemands. Dès 1925, lors de la reprise de l’économie et au début de l’afflux de la main-d’œuvre étrangère à Douala, les problèmes fonciers se posèrent à nouveau : le colonat européen commençant à se sentir à l’étroit dans l’espace qu’il s’était réservé. Une autre question qui pèse sur les rapports de l’administration et de la population, est celle de l’utilisation des terrains expropriés, écrivait le chef de circonscription au Commissaire de la République en 1925, après l’avoir assuré qu’il n’y avait plus de problème politique à Douala. R. Gouelain, Douala : ville…, pp. 222-226.
[35] D. Abwa, «Commandement européen» - «Commandement indigène» au Cameroun sous administration française de 1916-1960, Thèse de Doctorat es-lettres en Histoire, Université de Yaoundé I, 1994, pp. 920-921. Voir aussi R. Gouelain, Douala : ville…, p. 225.

[36] Au mois d’octobre 1937, le gouverneur, à la suite du vœu émis par la commission d’hygiène de la région du Wouri, approuva un plan de ségrégation mixte du quartier, «comportant de part et d’autre de l’avenue Poincaré, depuis la cathédrale jusqu’au commissariat de police d’Akwa, la disparition de toutes les habitations de types indigène. R. Gouelain, Douala : ville…, p. 247.
[37] M.-E. Joël, «La santé, l’expert et le patient. Des soins à la santé publique», in Ceras-projet, 02 septembre 2000, http://www.ceras-projet.com/Accueil > Projet > 2000 > n° 263 > Dossier. Site consulté le 13/11/ 2009 à 11h 46 min.
[38] Les colons n’admettaient pas n’importe qui dans le quartier européen. Pour obtenir leurs employés domestiques, les fonctionnaires et autres colons comptaient sur les renseignements que pouvaient leur donner leurs devanciers aux colonies. Les missionnaires, justifiant d’une part, d’une meilleure connaissance des populations autochtones, d’autre part de longs séjours aux colonies, jouaient un rôle important dans le recrutement de ceux qui devaient admis dans les maisons des Blancs. Connaissant les exigences de leurs semblables, ceux qu’ils recommandaient étaient presque toujours acceptés.
[39] Ferdinand Oyono, Une vie de boy, Paris, René Julliard, 1956, pp. 32-35.
[40] Ce témoignage est corroboré par des chercheurs ayant ont consacré leurs travaux sur la ville de Douala. Voir R. Gouelain, «Douala : ville…, p. 220. Toujours du même auteur, «Douala : formation et développement de la ville pendant la colonisation », in Cahiers d’Etudes Africaines, n° 51, vol. 13, 1973, p. 466. Et Guy Mainet, Douala : croissance…, p. 66.
[41] Mongo Beti (Eza Boto), Ville cruelle, Paris, Présence Africaine, 1971, p. 20 et pp. 24-25.
[42] Pour s’assurer du respect des instructions relatives à l’hygiène des centres urbains, l’administration coloniale créa des gardes d’hygiène dans le territoire par arrêté de 7 juillet 1925. Ceux-ci, ne justifiant d’aucune formation technique, étaient recrutés parmi les gardes indigènes et nommés par décision du Commissaire de la République. Ces gardes, placés sous les ordres directs des chefs de circonscription, étaient spécialement chargés sous la direction des médecins des centres : de la surveillance de l’enlèvement des ordures ménagères ; de la protection des points d’eau alimentaires ; des la désinfection des locaux prescrites par mesure administrative de prophylaxie ; de la dératisation ; de la destruction des moustiques par la recherche des gîtes à larves ; de l’écoulement des eaux, l’assèchement des mares ; de la surveillance au point de vue hygiène des abattoirs et marchés ; du dépistage des foyers épidémiques et généralement de toutes mesures intéressant l’hygiène et la santé publique édictées par les commissions d’hygiène ou prises d’urgence par l’autorité sanitaire. RASDN 1925, pp. 108-109. Ils furent remplacés par les agents d’hygiène avec la création de l’école des infirmiers d’Ayos en 1932.
[43] RASDN 1927, p. 26.
[44] M.-E. Joel, «La santé, l’expert et le patient...», http://www.ceras-projet.com
[45] JOCF,1918, pp. 24-25.
[46] JOCF, 1918, pp. 24-25 : il s’agit de la circulaire du commissaire de la République, en date 16 janvier 1918, relative à l’exercice des pouvoirs disciplinaires.
[47] JOCF, 1921, p. 50.

[48] Les Français, jugeant que les chefs indigènes étaient laxistes vis-à-vis de leurs sujets, commencèrent à les remplacer progressivement par les gardes de l’hygiène et de la police, lesquels assuraient le «commandement indigène» comme l’entendait l’administration, malheureusement sans discernement et parfois avec brutalité. R. Gouelain, Douala : ville…, pp. 254-255.
[49] A.N.Y. 2 AC 136, Santé. Sanaga-Maritime, 1949.
[50] A.N.Y. 3 AC 1325, Comportement indigène. 1936.
[51] P. Meyer, Philosophie de la médecine, Paris, Bernard Grasset, 2000, pp. 82-84.
[52] Voir P. Merlin, Espoir pour l’Afrique…, p. 6 ;  M. Fontaine, Santé et culture…, p. 84.
[53] J. F. Carrière & als, L'infirmier et la santé communautaire en Afrique, Yaoundé, éditions Clé, 1979, p. 23.
[54] C. Pairault, «Sociologie et santé en Afrique », in Cahier de l’UCAC, Mélanges, Presses de l’UCAC, 1997, p. 60.
[55] Ibid.
[56] A.N.Y. 2 AC 136, Santé. Sanaga-Maritime, 1949.
[57] G. Martin, L’existence au Cameroun…,  p. 474-475. Voir aussi RASDN, 1921, p. 26.
[58] L’éducation pour la santé recouvre une action de santé publique d’information et de formation de la population sur les risques que font courir à leur santé et à celle de la collectivité certains comportements. Elle consiste donc dans un ensemble de messages et de campagnes d’information soit générales, soit ciblées sur certaines populations, mais avec toujours l’objectif commun de promouvoir la responsabilité de chaque individu sur sa santé et celle de la collectivité. S. Tessier et als, Santé publique et santé  communautaire, Paris, Maloine, 1996, pp. 115-118.
[59] RASDN 1925, pp. 108-109.
[60] ANY 3AC 1607, Edéa. Rage. 1948.
[61] ANY 3AC 1923, Bafia. Epidémie de rage. 1950.
[62] ANY 1AC 9965, Garoua. Epidémie de rage. 1953.
[63] ANY 3AC 1949, Ndikiniméki. Epidémie de rage. 1953.
[64] ANY APA 11934/C, Santé. Hygiène. Perceptions des amendes. Réglementation, 1946.
[65] Mongo Beti (Eza Boto), Ville cruelle…, pp. 24-25.
[66] A. Sarraut, Grandeur et servitude coloniale, Ed. du Sagittaire, 1931, p. 111.

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- l'iconographie est de la responsabilité d'Études Coloniales ; elle provient (sauf cartes postales ou photo anciennes) du fonds Ulysse des A.N.O.M. (ancien CAOM).

 

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11 janvier 2014

Palestro vu par Raphaëlle Branche - critique de Jean Monneret

Historia innocents Palestro

 

Algérie 1956 :

l’embuscade de Palestro

vue par Raphaëlle Branche (A.Colin 2010) [1]

 Jean MONNERET

 

Introduction

18 mai 1956.
Partie en mission près des gorges de Palestro à 80 km au Sud Est d’Alger, une section de militaires français tombe dans une embuscade. Elle fait 17 morts  dans leurs rangs à la suite d’un échange de coups de feu avec les hors-la-loi se réclamant du FLN. «Dépouillés de leurs armements et vêtements, les Français sont mutilés. Certains visages rendus méconnaissables…..» R. Branche. p. 6 du livre. Précisons qu’ils ont été mutilés par les villageois voisins après que les blessés aient été achevés.

 

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le corps d'une victime, Maurice Feignon, médecin, à Palestro

Une opération fut déclenchée pour retrouver 4 soldats faits prisonniers (9e RIC). L’un d’eux fut tué accidentellement pendant l’opération de sauvetage. Un survivant put être ramené. Demeurèrent deux disparus dont les corps ne furent jamais retrouvés.

Bilan très lourd du côté français. Il faut dire que ces soldats, plutôt inexpérimentés, étaient tombés sur une des plus redoutables sections de l’ALN en Wilaya 4 : le commando bien équipé et très actif d’Ali Khodja, déserteur de l’armée française.

Le lendemain 19 mai. Une opération de ratissage eut lieu au douar des Ouled Jerrah (Djerrah). 44 personnes y furent abattues. Raphaëlle Branche (R.B. ci-après) suggère qu’il s’agit d’exécutions sommaires [2].

Il faut à présent entrer dans le livre de R.B. Non pas pour être éclairé sur Palestro, mais plutôt, pour être familiarisé avec sa thématique personnelle et sa façon particulière d’aborder les évènements de la Guerre d’Algérie. Sa méthode est analysée ci-après. Les faits étant connus des spécialistes, l’important pour elle sera l’avant et l’autour. À quoi s’ajoute une autre question : pourquoi Palestro ?

Palestro vidéo Branche


Car, c’est l’époque du rappel sous les drapeaux des réservistes et de l’envoi du contingent en Algérie. Or, ce sont eux, jeunes du contingent et réservistes qui ont été tués, achevés et mutilés durant ce sombre épisode. Cela frappe les esprits. Dès lors, et un peu paradoxalement, la France interpellée par ces morts alors qu’elle est assez réticente, dans ses profondeurs, à cet engagement des siens, - nous sommes encore à l’époque de la conscription et du service militaire obligatoire -, va abandonner une partie de sa réserve.

R.B. le comprend : «...c’est en fait la violence des Algériens [Pour R. B. les Algériens sont les Musulmans. Les autres habitants de l’Algérie sont les colons, les Français ou plus rarement les Pieds Noirs] qui est montrée du doigt et commentée. C’est elle qui choque et qui constitue l’axe principal autour duquel s’organise la représentation de l’évènement en France.» (p. 8).

R.B. va donc s’efforcer, tout au long du livre, de nous expliquer que ledit évènement se situe en un lieu historiquement particulier, et, que la violence des indigènes, membres de l’Armée rebelle ou simples villageois, auxquels elle attribue, contrairement aux habitudes de l’époque, une nationalité algérienne putative (qu’ils n’avaient pas et dont sont, déjà, exclus les Européens et, accessoirement, les Juifs locaux) [3] est, en somme, le produit d’une lourde histoire renvoyant à d’autres violences. Pourquoi R.B. est-elle amenée à parler des villageois, dans cet épisode hautement militaire ? Parce qu’ils sont impliqués dans l’assassinat des blessés et les mutilations des soldats morts.

Ecrit-elle dès lors pour justifier cette violence ? Non. Mais n’aura-t-elle pas tendance à l’amoindrir et à la relativiser ? Elle est semble-t-il, persuadée qu’elle fait ainsi son travail d’historienne. Certaines formulations sont pourtant des plus délicates, parfois inappropriées. Ne serions-nous pas en fait dans la culture de l’excuse ?

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l'adjectif "colonial"

Entrons dans ce livre, lequel intéresse autant par les faits racontés que par ce qu’il révèle des générations ayant grandi après le conflit, et, de leurs perceptions particulières de cette guerre.

Palestro est d’abord qualifié de bourg colonial, appellation qui paraîtra anodine à certains et qui est pourtant loin de l’être. L’adjectif a en effet pour R.B. un sens nettement péjoratif. Son emploi ressemblera donc davantage à un jugement préconçu qu’à une catégorie à valeur véritablement historique.

L’entreprise militaire opposée à la rébellion est coloniale. «Colonial» l’état d’esprit des Français qui ont conquis l’Algérie. «Colonial» l’ensemble du passé français en ce pays. Palestro, bourg colonial est aussi le symbole, - (R.B. parle bizarrement d’icône) – de ce qui s’est passé avant : «ce qu’ont subi les Algériens et aussi leurs réactions», attribuées au «peuple», à la «population», plus rarement «aux masses» et analysées, bien entendu, comme traduisant une relation de cause à effet.

Palestro est donc «un espace colonisé [qui] se combine à un espace ignoré [4], un espace domestiqué à un espace de résistance. Si l’embuscade marque, c’est sans doute parce qu’elle fait rejouer les failles anciennes» (page 9).

On touche là un point caractéristique de la façon d’écrire de R.B. Elle est soucieuse de faire revivre le passé comme les contradictions du moment et du lieu, mais, elle le fait d’une manière imagée, littéraire, presque poétique par moment ce qui la dispense parfois de fournir des faits précis. Ajoutons, sans méchanceté aucune, que les effets littéraires qu’elle utilisé sont parfois discutables. Que signifie faire rejouer les failles anciennes ? On fait jouer des articulations, mais des failles ! Passons !

Acceptons pourtant une autre affirmation : «sous la surface de l’évènement, d’autres histoires sont présentes» que l’historienne va «identifier, décrypter, et restituer dans leur épaisseur» (sic). D’accord. Mais l’auteur, à son insu, ne révélera-t-elle pas quelques présupposés ou préjugés ? Au risque d’en affaiblir ses analyses ?

Un groupe de frères, embryon de la nation, se révélant alors à elle-même… (p. 21)

Étrange expression : où il y a nation il y a lutte nationale, là c’est la lutte «nationale» qui est censée créer une nation. On nous dit même qu’il s’agit d’un embryon, on ne saurait mieux dire que ladite nation n’a pas encore vu le jour.

Dans ce chapitre, l’auteur semble éprouver quelque sympathie pour l’ALN. Elle ne craint pas d’embellir l’activité de ses combattants systématiquement appelés maquisards. Elle note avec une certaine fascination la rigueur de l’organisation et de l’entraînement de ces derniers.

L’implication des civils

R.B. est persuadée que les hommes d’Ali Khodja sont soutenus par la population. Elle se base sur ce que lui ont raconté les anciens du commando. «Aucune guérilla» écrit-elle «ne peut survivre sans l’appui des civils.» Il faudra donc qu’elle explique pourquoi celle-ci n’a pas survécu puisque dans son esprit (à elle R.B.) elle avait le soutien de la population. C’est une des contradictions fondamentales de ce livre. Nous y reviendrons.

p. 26. «Ce qui prouve que le peuple algérien est avec nous c’est que nous ne sommes jamais dénoncés» avait dit Ouamrane (le chef de la Wilaya 4 à cette époque) à Robert Barrat, un propagandiste du FLN.

Raphaëlle Branche enregistre cette affirmation sans sourciller. Or, s’il n’y a pas de dénonciation - à cette époque précise -, c’est que les éventuels opposants savent ce qui les guette : la mort précédée des supplices les plus affreux. Ultérieurement, quand la montée des exactions FLN sera devenue immense et la présence militaire française accrue, des musulmans s’enhardiront à dénoncer les «maquisards». Tout simplement parce qu’ils sauront à qui s’adresser pour le faire. On verra alors se modifier les rapports de force. La rébellion se sera évaporée et le prétendu soutien de la population avec.

Mais R.B. continue sa description des hommes du FLN. «Le soutien aux combattants de l’ALN se traduit par une aide quotidienne pour les loger et les nourrir… etc. Elle nous indique pourtant : …que les plus récalcitrants sont éliminés… Elle ajoute d’ailleurs : «Parfaire l’exécution de l’embuscade, c’est aussi achever les blessés français. Sans doute en fut-il ainsi à Djerrah [5] (hameau où eut lieu l’embuscade) pour certains d’entre eux (sic). Mesure propitiatoire dérisoire afin d’éviter les représailles, les cadavres français sont déplacés loin du village

Et en effet, des civils indigènes n’ont pas apprécié que les «maquisards» aient frappé si près de chez eux. «On va tout nous brûler.» disent-ils (p. 32). Les rebelles ont alors frappé les civils et infligé des amendes à certains. Tiens donc ! On croyait que les civils soutenaient les rebelles. C’est ce que nous explique R.B. «même à Djerrah, village acquis aux maquisards (sic) tous doivent être soumis et obéir absolument (resic).»

C’est bien donc d’avoir le soutien de la population mais cela n’empêche que celle-ci se doit de la boucler et de marcher droit (p. 32). Après tout la «nation» est encore à l’état embryonnaire.

Les choses changeront quand l’armée française implantera des SAS. Nous verrons cela plus loin.

Dans sa proclamation du 1er novembre 1954, le FLN affirmait qu’il était le seul représentant authentique, «qualifié» du peuple algérien. Qualifié par quoi ? Par le fait, qu’il dirigeait un soulèvement. Nos braves socialistes français de l’époque eurent toujours du mal à avaler cela. Comment pouvait-on prétendre représenter un peuple sans élection, et de surcroît  en maniant le gourdin et le couteau envers les dissidents .

R.B. (p. 33) évoque cependant la chose. «Le terrain militaire vient confirmer ce que les négociations politiques tentent d’obtenir : seul le FLN peut être le représentant du peuple algérien. ( !!)»

Car l’influence du FLN est forte. «Cependant la population est loin de lui être acquise partout. La situation est instable et un mouvement de balancier est nettement perceptible ( ?)» (p. 33)

Cet aveu qui contredit la propagande précédente démontre donc que tout le babil antérieur sur le soutien de la population était de la rhétorique. Car, nous dit R.B. «La présence du FLN s’est traduite aussi par des formes de pression diverses (ô le bel euphémisme !) de l’exécution d’individus considérés comme traîtres et dont les cadavres sont ensuite exhibés ; à la multiplication d’interdits entravant la vie ordinaire [6]…..» Entre mars et août 1956, 120 personnes sont tuées sur le territoire de la commune (par le FLN).

«Des Français aussi peuvent être visés (R.B. veut dire des Européens) …ils paient de leur vie leur lien avec l’entreprise de domination coloniale rejetée.» (p. 35). Leur lien !!

R.B. nous apprend pourtant que les enfants (en mars 1956) ne sont pas épargnés. Quel lien ont-ils avec la domination coloniale ? Mais, nous assure l’auteur, il se trouve qu’au sein de l’ALN, la décision de s’en prendre à des civils non armés est discutée, voire contestée. Et par qui ? Et quand ? R.B. n’a pas le temps de nous informer.

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Mustapha "Ali" Khodja

Alors faisons-le ici :

Ce sera discuté et, vite oublié, en août 1956, plusieurs mois après donc, lors de ce que le FLN a appelé le congrès de la Soummam. L’opportunité de ces actes sera contestée, mais, Krim et Ouamrane couvriront leurs subordonnés : Ali Khodja et Amirouche. Ensuite, on en parlera plus. Le FLN continuera donc à massacrer des civils non armés Européens et arabo-berbères confondus.

«La peur touche aussi les civils algériens» nous dit en effet R.B. Aurait-elle compris que le terrorisme consiste à terroriser ?

Car des régions entières demandent la protection de l’Armée française (p. 37). C’est au point qu’à en croire R. B., Abane lui-même chef FLN très influent se demande, en mars 1956, si ce n’est le commencement de la fin. Pour lui certainement, puisqu’il sera liquidé par ses propres compatriotes, «frères» et compagnons d’armes dans les mois qui suivront.

Madame Branche nous garde le meilleur pour la conclusion «alors que le renforcement de l’ALN / FLN est incontestable, le fait que les français continuent d’être informés de ce renforcement et possèdent de bons renseignements atteste un contrôle (R.B. veut dire mainmise) encore imparfait des habitants [7].» On nous avait dit le contraire avant, à savoir que les «maquisards» n’étaient pas dénoncés.

Décidément, ce chapitre aurait dû s’appeler vicissitudes du soutien populaire aux rebelles. Néanmoins R. B. continue à parler de la région de Palestro comme d’un espace sûr pour les insurgés.

 

1 - Coup d’éclat d’une guérilla conquérante

 

Histoires d’une embuscade

Son introduction est en effet étonnante. Logiquement le début d’un livre d’Histoire a pour objectif de présenter la recherche, l’enquête (istoria = enquête en grec) à laquelle va se livrer l’historien. Il annonce ce qu’il faut éclairer et comment il va s’y prendre. La lumière apparaître au fur et à mesure de ses découvertes.

Rien de semblable dans le livre de R.B. dont l’Introduction s’appelle Histoires d’une embuscade p. 11. «Le lecteur est invité à y [étude] entrer par une attention soutenue aux espaces». Arrive ensuite un développement où R.B. ne semble pas craindre d’afficher d’emblée quelque a priori... «[Espaces] ceux-ci sont en effet les enjeux essentiels de la guerre ; il s’agit fondamentalement de lutter pour ou contre l’Indépendance de l’Algérie.» (p. 11)

Or, toutes les guerres à ce jour ont eu, fondamentalement ou pas, dans leurs objectifs la conquête de certains espaces. Pour prendre le premier exemple qui me vient à l’esprit, l’actuel conflit qui ravage la Syrie, a montré l’importance pour le pouvoir comme pour la rébellion de tenir telle ou telle ville ou, a contrario, de les perdre.

R.B. semble persuadée que le but de l’activité militaire française durant la Guerre d’Algérie était de lutter contre l’Indépendance de ce pays. Il n’en était rien. Jamais la classe politique française que ce soit sous la IVe république ou sous le régime gaulliste n’a affirmé un tel objectif.

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Sans entrer dans le détail, on peut affirmer ceci : tout historien étudiant cette période notera que les dirigeants de la France, exceptés peut-être Mitterrand et Mendès-France, au tout début, n’ont jamais exclu l’évolution de l’Algérie vers un changement de statut. Depuis l’affirmation de la personnalité algérienne, jusqu’à l’autodétermination de 1959 en passant par le slogan : …la France restera en Algérie [mais sans dire sous quelle forme] jusqu’au fameux triptyque de Guy Mollet : cessez-le-feu, élections, négociations. Nous pouvons écrire que jamais [ou presque si l’on excepte les premières réactions de 1954] les dirigeants politiques français n’ont affirmé comme leur objectif de guerre (puisque Guerre il y avait) l’opposition à l’Indépendance de l’Algérie.

À plus forte raison ne fut-ce jamais l’objectif des opérations militaires, officiellement en tout cas, mais il n’y a pas d’objectifs militaires «officieux»). Le but fut : la pacification et l’organisation d’une consultation populaire. En mêlant la question de l’Indépendance, aux opérations militaires R. B. démontre une erreur d’analyse de ce que fut le conflit algérien. L’objectif réel était différent : ne pas négocier sous la contrainte d’une défaite militaire [8].

«…Empli du sens que les acteurs historiques investissent en lui, il [l’évènement] peut déployer toute sa force et même révéler à ses acteurs le pouvoir qu’ils ont de faire l’histoire.» (p. 11). Peut-être, mais encore faut-il ne pas partir de prémices fausses. Or, que lisons-nous ? «…Dans tout le pays en effet, l’identité s’est construite par le jeu de différences et de ressemblances qui a été celui de l’entreprise coloniale française (coloniser pour civiliser, coloniser pour assimiler, coloniser pour réduire l’altérité ou la cantonner) comme il a été celui de la lutte anticoloniale du FLN (mettre les Français dehors, redéfinir les contours d’une identité collective algérienne dégagée de cette influence)... Être attentif à ce qui s’est joué dans cette partie extrême [9] de l’Algérie, à l’entrée de la Kabylie c’est tenter d’éclairer ces constructions identitaires

identité collective ?

Constructions identitaires ! [10] Le mot est lâché. On pourrait même parler de reconstructions identitaires car, s’il y a une chose qui n’existe pas et n’existera probablement jamais, c’est l’identité algérienne [À moins de détruire médiatiquement ou par pression politique la véritable culture autochtone : la berbère].

Aucune identité collective algérienne ne s’est construite dans ce pays, ni durant le conflit ni après. Je ne sais pas au juste ce qu’entend R.B. par le jeu de différences et de ressemblances, mais dans une contrée où les Berbères sont profondément attachés à leur particularisme, où beaucoup sont conscients d’être pris dans un processus d’anéantissement culturel engagé depuis plusieurs siècles, l’identité algérienne est une abstraction, plus précisément une construction de la propagande FLN.

Et puisque R.B. est très intéressée par l’épaisseur du temps colonial, invitons-là à remonter jusqu’à la colonisation arabe qui vit la terre profondément berbère de Saint Augustin, de Saint Cyprien et de Tertullien devenir une conquête de l’Islam.

Dire que le but de la colonisation française fut de civiliser, d’assimiler, de réduire l’altérité ou de la cantonner ressemble à une inutile concession à la propagande du FLN.

La IIIe république a pu laisser entendre, parfois, que son but était d’assimiler l’Algérie à la France, non pas d’assimiler les populations mais les institutions. Cet objectif fut explicitement abandonné dans les années 1930. Il faut tenir compte également de la longue politique ethno-différentialiste des Bureaux Arabes puis de l’Empereur, qui précéda 1870. De plus ce qui a suivi les années 1920 du XXe siècle, fut une lente, malheureusement trop lente, avancée vers un accès croissant des Musulmans à la citoyenneté.

Menée au travers d’une évolution chaotique, avec des oppositions diverses et un manque d’audace que, rétrospectivement, on peut juger affligeant, cette progression trop timide, n’excluait pas la perspective de  l’émancipation complète de l’Algérie y compris sur le plan institutionnel. Raymond Aron l’avait bien compris qui affirmait dans son livre La tragédie algérienne que reconnaître la personnalité algérienne, ce qui fut fait par le statut de 1947 conçu par Edouard Depreux, c’était reconnaître, à terme, et compte tenu du contexte international, que l’Indépendance de l’Algérie ne pouvait être exclue (à jamais). Le but de l’Armée française ne fut donc pas de s’opposer à l’Indépendance de l’Algérie (quoi qu’aient pu dire, penser ou croire certains militaires de l’époque).

Aron tragédie couv

 

Mais revenons à R.B. :

«À sa manière (?), l’embuscade du 18 mai 1956 est une occasion de réfléchir sur les violences en jeu dans ces affrontements. Là aussi, l’articulation de l’infime et du global est aussi celle du singulier et du similaire» (p. 12)

«En effet tendre une embuscade puis mutiler les soldats n’est ni original ni propre aux maquisards des hauteurs de Palestro, ni aux Kabyles, ni aux Algériens ou encore aux combattants musulmans.»

«Les pratiques violentes évoquent en effet une forme de violence classique des guerres en terrain colonial (souligné par nous – c’est l’explication tautologique type), lorsque la guérilla est le mode dominant de combat, que la technologie s’oppose à la connaissance du terrain, la violence à distance à la violence de corps à corps, etc….. (?) Rapprocher cet évènement d’autres embuscades similaires [11] conduit à se défier du piège culturaliste qui en rabattrait (sic) les traits saillants sur des caractéristiques indigènes spécifiques.»

Les atrocités commises après le combat contre nos soldats relèveraient-elles de la spécificité du combat anticolonial ? Ou du contexte algérien auquel R.B. associe une longue habitude de la violence (du côté français) qui amène une violence en retour du «colonisé ».

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On pourrait discuter longtemps sur ce point. On pourrait analyser ligne à ligne le texte un peu jargonneux de l’historienne. Il tend à relativiser la violence atroce du FLN, violence gratuite [12] autant que contre-productive – car elle a durablement dressé l’opinion publique en France contre les insurgés – mais aussi violence aux conséquences imprescriptibles et ineffaçables.

Dans un prochain chapitre, nous reviendrons sur ce point. Mais plutôt que de prolonger les réfutations et les contestations, nous préférons rappeler ici ce que dit un jour le père de Camus et qui fut rapporté plus tard à son fils. Il s’agissait d’un contexte voisin et assez semblable. Faisant son service militaire au Maroc dans l’entre-deux guerres, le père de l’écrivain avait eu à connaître du cas d’un soldat français enlevé, tué et mutilé par des insurgés. Son commentaire fut le suivant : «Un homme ça s’empêche.» Ceci marqua le jeune Albert, qui le raconte dans Le Premier Homme. Ce sera aussi notre commentaire pour clore ce premier chapitre.

 

2 - Le vrai visage de la guerre (p. 41)

Cette partie du livre est largement consacrée à la présentation de la section martyre.

188 000 hommes ont été fournis en renfort à l’Armée de Terre en Algérie.

Hervé Artur, le sous-lieutenant qui commandait la section présente à Palestro a été volontaire pour l’Algérie. Il avait résilié (R.B. dit, on ne sait trop pourquoi, «dénoncé») son sursis. Ses parents vivaient au Maroc. Il était de ces Français très hostiles à la rébellion et décidés à la combattre. Il a 30 ans. Il est l’aîné de ses hommes.

Ces derniers malgré une formation en métropole, étaient loin d’être aguerris. La 6e compagnie du 2e Bataillon s’était vue confier la garde des Gorges de Palestro. Ce qui peut paraître quelque peu aventureux.

Aux Beni Amrane [13], le capitaine Bonafos fait office d’introducteur aux réalités locales. Le sous-secteur de Palestro a à sa tête le colonel Fossey-François officier chevronné et déjà prestigieux.

À l’échelon de la section, un lieutenant d’active, le lieutenant Pierre Poinsignon est le commandant de la 6e compagnie.

Le sous-lieutenant Hervé Artur aurait dû être au milieu de ses hommes durant l’embuscade. Il a choisi de marcher en tête, ce qui est, paraît-il, une faute. En outre, l’effectif minimal est de 2 sections réglementairement. Ce point n’a pas été respecté. Ainsi que d’autres d’ailleurs : la section Artur a eu 2 semaines de formation quand il faudrait 2 mois. Les media annonceront 22 rappelés égorgés ou disparus dans une embuscade. L’information sera reprise dans le Journal du Dimanche.

R.B. parle des «atrocités» subies. Pourquoi les guillemets ? (p. 55). Elle récidive en parlant de soldats «massacrés». Un des soldats Raymond Serreau est toujours porté disparu à ce jour.

Une évocation diverse de la presse de l’époque suit. France Observateur - c’est à noter – estime que les récits de mutilation sont de pures créations du service d’action psychologique de l’Armée.

Autre point à remarquer : le 18 mai 1956 est, en France, le jour d’une très grande manifestation des rappelés à la gare de Grenoble.

p. 60. R.B. écrit «morts pour la France». Pourquoi les guillemets ? Les parents du lieutenant Artur viendront à Beni Amrane. On lui décernera la croix de la valeur militaire à titre posthume.

L’embuscade-de-Palestro
obsèques des victimes de Palestro, Benni Amrane

p. 68. Les commentaires de R.B. (Personnalité de l’Algérie) montrent qu’elle comprend fort mal la politique du gouvernement français de l’époque. Guy Mollet jugera plus tard que France Soir et Paris Presse ont fait plus de mal que les communistes (p. 69).

Le 19 juin 1956 – importance de la chronologie. Les premières exécutions de condamnés à mort FLN ont lieu à la prison Barberousse à Alger. Ceci déclenche un cycle d’attentats aveugles contre les Pieds Noirs.

R.B. pense (mais sans le prouver de manière précise) que ces exécutions ont un lien avec Palestro. Elle va jusqu’à dresser un portrait d’Abd-el-Qader Ferradj un des condamnés à mort exécuté. Il a participé à l’attentat du Col de Sakamody qui s’est traduit entre autres, par l’assassinat de la petite Françoise Salle (février 1956). Mais R.B. «plaide» que son engagement nationaliste était récent. Ce qui n’est pas le cas de Zabana  son co-accusé.

Pour reprendre son expression, l’auteur écrit que cette exécution (Zabana et Ferradj) est un ersatz (sic) de celle des responsables de l’embuscade de Palestro.

La vague d’attentats aveugles contre les Européens qui suivra dans Alger (le 20 juin) a, bien entendu, pour but affiché de venger les 2 exécutés. Les méthodes du FLN n’ont pas varié. R.B. suggère (emploi du conditionnel) que les 2 militaires portés disparus à Palestro auraient pu être fusillés en représailles par les rebelles. Ceci sous-entend que de mai 1956 jusqu’au 19 juin, ils auraient été prisonniers de l’ALN (Le Monde du 12 juin 1956) d’après un renseignement de la DST et 1H1504 SHD.

 

3 - L’Algérie sauvage (p. 77)

La sauvagerie des attaquants est mise en doute par l’historienne (p. 81) ; elle n’hésite pas à écrire «terroristes» avec des guillemets. On ne verra pas de photos des militaires mutilés ni à l’époque, ni aujourd’hui. Voici ce que devient le tout sous la plume de R. B. «les récits de mutilations lors de l’embuscade du 18 mai 1956, lesquels n’ont trouvé aucune traduction photographique médiatisée».

Par cette phrase jargonneuse, R.B. veut dire que les photos des corps mutilés n’ont pas été publiées dans la grande presse. Bien évidemment, le respect des familles, le souci de ne pas choquer expliquent largement cette réserve.

Mais R.B. n’est jamais en peine de produire des analyses particulières : «L’absence des corps mutilés des militaires français a offert une caisse de résonnance extraordinaire à l’imaginaire colonial.» (sic) L’emploi du mot imaginaire est ici significatif imaginaire et fruits de l’imagination sont proches. Toute l’information qui circule alors est en fait retenue. Ne pas montrer les corps profanés, c’est en fait respecter les familles et ne pas tomber dans le piège FLN qui a fait massacrer ces hommes (les blessés) et les a fait mutiler pour effrayer le contingent… «Voilà ce qui vous attend si vous tombez entre nos mains».

R.B. ne comprend pas tout cela et préfère s’étendre sur l’imaginaire «colonial». Que seraient les «imaginations» en réalité si l’on avait montré les cadavres défigurés et mutilés ?

0002 Palestro Gorges
carte postale, Les gorges de Palestro

Ce qui apparaît en fait c’est que les [bandes ALN ne respectent ni les règles de la guerre ni celles de l’honneur] ce qui a été démontré de façon superfétatoire, tout au long du conflit, et pas seulement à Palestro (p. 84).

Puis, développement quelque peu fantaisiste sur la psychologie collective en France. Les images mentales vont venir combler l’absence de représentations photographiques et de récits précis des violences subies. Aurait-il fallu montrer ces photos, pour éviter ces «images mentales ». Il est au contraire vraisemblable qu’elles auraient suscité une répulsion bien plus grande encore et que lesdites images mentales qu’évoque l’auteur sont encore à des lieues,  au-dessous, de la réalité. Ce qui n’est pas écrit c’est que pour R.B. l’imaginaire des Français doit être empli d’images négatives racistes.

Car l’auteur est là qui va mettre de l’ordre dans tout ce désordre… Ils [les Français] y voient confirmé l’un des discours les plus prégnants [fréquents ?] sur les indigènes d’Algérie : celui d’un peuple sauvage et cruel. L’existence de structures culturelles coloniales anciennes s’y trouve en même temps révélée et attestée... démontrant, écrit-elle (p. 84) que les indigènes d’Algérie sont restés des sauvages, elle est une illustration parfaite de leur caractère criminel

Or, ceci est inexact. À aucun moment, les populations d’Algérie ne sont mises en cause collectivement mais comme tout est censé se dérouler dans l’imaginaire, R.B. peut tout affirmer même si rien de ce qu’elle assène n’est confirmé par les documents et les textes de l’époque. Il est vrai qu’elle prend des précautions purement rhétoriques comme celle-ci : «Même si les discours officiels s’efforcent de maintenir une distinction entre les rebelles et l’ensemble de la population musulmane» (p. 87).

Ils ne s’efforcent pas. Ils le font ; c’est tout. Il faudrait n’avoir aucun bon sens, aucune connaissance du pays et, aucune idée de la communication pour faire l’inverse.

Ceci n’empêche pas l’auteur de s’enfoncer dans son ornière interprétative : «Les violences des maquisards et des civils sont, en réalité, confondues dans un récit qui insiste sur le déchaînement, le dérèglement et l’atavisme.» Ce «en réalité» en dit long sur le côté interprétatif des analyses de l’historienne.

Il n’y a pas besoin de beaucoup d’imagination pour saisir ce que signifient dans cet épisode massacres et mutilations. Ils constituent le déshonneur du FLN qui les a ordonnés (ou laissés commettre dans le meilleur des cas).

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4 - Dans la voie de la violence (p. 105)

 C’est l’histoire de Palestro qui va revivre quelque peu dans les pages de ce chapitre. Elles s’ouvrent par un anachronisme ; nous renvoyons nos lecteurs à l’annexe en fin de chapitre où nous étudions ce point.

p. 105 suite. R.B. s’engage dans un développement prévisible. Lequel ? La violence du colonisé, celle du 18 mai 1956 à Palestro comprise, ne peut être examinée (et moins encore condamnée) sans tenir compte des «violences coloniales»les précédant. L'auteur ne parlera pas de circonstances atténuantes ; elle ne le suggère même pas. Pour elle, il s’agit d’une chose allant de soi.

Elle cite au début de son chapitre - tout naturellement est-on tenté d’écrire -, Franz Fanon (quelle référence !) : «Le colonialiste ne comprend que la force.» L’on pense irrésistiblement à ce que Camus appelait la légitimation du meurtre.

Ce que la préface de Jean-Paul Sartre à ce livre de Franz Fanon Les damnés de la terre a rendu encore plus explicite :

«Tuer un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups ; restent un homme mort et un homme libre».

Mais il n’y a pas que le meurtre… Quid des mutilations et de la barbarie ? Faut-il croire que le colonialiste ne comprend que cela aussi ? Si tuer un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, est-ce que le mutiler ce sera faire d’une pierre trois coups ? À tous ces errements de Sartre et de Fanon, nous opposerons encore une fois la phrase de Camus «Un homme ça s’empêche. »

(p. 105). Dans la vallée de l’Isser, le développement du village européen et de l’agriculture reposa, pour R.B., sur une spoliation massive et un appauvrissement brutal de la population locale.

En 1873, la loi Warnier permet la distribution de titres de propriété individuelle. Un marché foncier (important selon R.B.) se met en place (p. 100). La mise sous séquestre des terres des tribus révoltées accroît ce mouvement.

Notons que ce «mouvement» est entièrement l’œuvre du nouveau régime républicain qui va s’efforcer de prendre le contrepied de la politique de l’Empereur et de bureaux arabes qui respectaient l’identité musulmane (ou prétendue telle) de la population.

Certaines familles européennes venant d’Alsace-Lorraine - que le Traité de Francfort du 10 mai 1871 contraignit à partir -, dans leur désir de rester françaises se rendirent en Algérie. Le nom de la famille Becker qui fournit plusieurs maires au village est passé à l’Histoire.

1889. La population européenne de ce centre s’oriente à la baisse dès la fin du XIXe siècle néanmoins,à l’échelon de la commune mixte et cela en valeur absolue et relative. La cause : de mauvaises années agricoles. 1899, 10,5 de Français européens en moins. 48,5 de Français musulmans. Thiers et Beni Amrane se vident. 445 personnes à Palestro au début de la rébellion en 1954.

(p. 102-103). Développement consacré au monument commémorant les colons de 1871. R.B. le qualifie d’imposant.

R.B. nous invite alors à plonger dans le passé de dépossession de l’époque y compris dans ce qui a précédé l’insurrection de 1871.

Un long développement

Une longue histoire de bornages et de conflits domaniaux suit. Elle expliquerait le soulèvement quasi unanime des tribus locales qui voient l’administration française comme biaisée et injuste envers eux. Les confréries appellent à la guerre sainte. La Rahmaniyya, selon R.B., a un pouvoir d’implication réel. Selon l’auteur qui s’appuie sur Louis Rinn [14], le marché de Palestro ruine celui des Ammals et obère d’importance celui des Beni-Khalfoun.

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Janvier 1873. 8 condamnés à mort. 8 autres envoyés en déportation. Une pétition amènera une remise de peine pour Saïd ou Ali ou Aïsse plus Ben Ramdane et 3 autres allègements (p. 115). Saïd Ben Ramdane précédemment condamné à mort et Ahmed Ben Dalmane arrivent à faire lever le séquestre sur leurs terres. Les tribus Ammals et Krachnas seront plus particulièrement visées.

12 familles européennes doivent s’installer aux Beni-Amrane. Le Préfet devra expulser par la force les indigènes qui refusent de partir vers d’autres terres. Les 600 ha du petit centre de colonisation sont multipliés par 5. Les terres disponibles augmentent en superficie. Les Beni-Khalfoun perdent leur terre sur le versant droit de l’Isser. Un tiers environ. R.B. affirme que les terres les plus fertiles sont perdues pour les indigènes.

Les indigènes doivent donc se resserrer sur leurs terres et utiliser les moindres parcelles. À la fin du siècle, la pression démographique commence à devenir considérable. Pour R.B., c’est naturellement un effet du séquestre. Toutefois, la pression démographique a d’autres causes dont elle ne dira rien : progrès de l’hygiène due à la présence européenne, recul subséquent de la mortalité infantile.

L’offre de travail manuel sans qualification croît aussi largement. Les habitants de cette région vont donc travailler en Mitidja. Bien sûr, une certaine exploitation en résulte. Des bandes criminelles apparaissent aussi (p. 119).

L’État dit «colonial» n’adhère d’ailleurs pas à toutes les entreprises et initiatives des «colons». En 1890, le Préfet refuse d’exproprier les indigènes. Le village de Palestro se développe. À la fin du XIXe siècle, il est l’un des plus prospères. Toutefois, et selon R.B., il semble à ce moment avoir acquis tout son développement. Pour appuyer sa démonstration, R.B. cite la note 71 du chap. 4 plus cote 77 du dossier ANOM ; un palier est atteint suivi d’une décroissance.

(p. 121). R. B. reconnaît qu’elle part d’un postulat : celui d’une «identité collective définie par l’Histoire et, en l’occurrence ici par la dépossession foncière».

À notre avis, il s’agit là d’un élément bien réducteur : en particulier pour former une identité collective. Naturellement, on ne peut attendre de R.B. qu’elle fasse allusion à l’Islam, religion taboue dans la France d’aujourd’hui. Or, il y a bien d’autres éléments encore qui entrent en jeu : l’identité berbère toute proche et très vivace [15].

L’attitude des tribus locales vis-à-vis du pouvoir turc avant la conquête. Madame Branche qui aime beaucoup évoquer l’épaisseur du temps historique n’en tient compte que lorsqu’il s’agit de la période française. Turcs, Arabes, Berbères, absents !

La violence déployée dans la région de Palestro au printemps 1956, revêt des sens multiples : criminelle pour les uns, libératrice pour les autres. Soyons attentifs car nous allons bientôt retrouver les arguments poids-plume à la Franz Fanon.

«Plus intimement aussi [la violence] témoigne qu’il existe, au sein de la société algérienne, une envie collective (souligné par moi) d’autres formes de pouvoir et d’avenir.» (p. 122)

Pas si collective que ça. Et là nous retrouvons à nouveau l’idéologie anticoloniale avec sa manie de voir des peuples unanimes partout. Tel est le sens de ce collectif.

«Sur cette terre marquée par la violence et l’humiliation, tuer des militaires français, abimer leurs corps, c’est reprendre possession de soi (sic) : agir» (p. 122 dernier paragraphe).

Et voilà ! Passez muscade.

9782200353858FS

Et cela continue. p. 123. R.B. se livre à une hypothèse (gratuite ?) sur le lieutenant Artur qui commandait la section.

«Ne jugeait-il pas en effet qu’il était nécessaire de tutoyer tout le monde, y compris les chefs de djemaa qu’il tenait pour les responsables personnels de la lutte contre le FLN ?»

Réponse de R.B. : «Peut-être a-t-il payé de sa mort son arrogance. »

En tout cas, Artur n’est plus là depuis longtemps pour répondre à ce type d’accusation. Heureusement : R.B. a nuancé son propos : «La vengeance ciblée est une hypothèse peu probable

La violence n’est jamais émancipatrice. Voilà ce qu’il convient de dire à cette historienne. Ce qui compte ce n’est pas l’épithète, c’est le substantif.

Certaines révoltes sont peut-être inévitables. Lorsqu’elles éclatent il faut leur imposer des limites car elles sont toujours un mal. Comme le souhaitait Camus, le révolté doit mettre sa fièvre et sa passion à diminuer l’occurrence du meurtre autour de lui. Car, et oui, «il y a des moyens qui ne s’excusent pas

Enfin pages 124, 125, 126, on trouvera encore une analyse relative à la mutilation des soldats. Selon R.B., celle-ci fut opérée par des femmes et elle fait l’objet d’une analyse psycho-anthropologique plutôt faible.

«Le FLN a su se présenter comme le vengeur de ces violences séculaires» p. 128.

Mais cela ne suffit pas pour R.B. il faut aussi que ces actions fassent exister une collectivité politique nationale (?) discriminée par les Français et désormais en lutte.» (p. 129). R.B. ne prend-elle pas pour argent comptant la rhétorique FLN la plus creuse ?. Un peu plus loin on apprend qu’Ali Khodja a peut-être (merci pour ce peut-être) réussi l’amalgame de l’homme d’honneur et du maquisard (on dit d’habitude bandit d’honneur).

p. 123. «Dans cette embuscade à laquelle ils participent, les habitants de Djerrah ont su trouver leur place !» (?)

«Ils l’ont inscrite à l’intérieur du cadre élaboré par la société locale : elle fonctionne comme ces pratiques violentes qui ressortissent aux gestes de l’honneur social [16] (entendre comme un ensemble de réalités qui colorent leurs interactions à l’intérieur de leur société et qui, de ce fait, sont aussi soumises à des variations selon les situations). Dans le Rif (où se trouvait le père d’Albert Camus, noté par Jean Monneret) celui qui a triomphé de cette manière c’est-à-dire par ruse s’expose ensuite en tirant un coup de feu en l’air


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1er commentaire

annexe au chapitre 4


Sur des Tyroliens «italophones »

À la page 93, est mentionnée l’arrivée en 1868 de «Tyroliens»... Madame Branche les décrit curieusement comme tels. Il est pourtant précisé que la première messe fut dite, à leur venue, en italien (p. 95). L’auteur, malgré cette indication opposée, continue d’affirmer qu’ils étaient Tyroliens, ce qui peut surprendre. Le Tyrol du Sud en Italie, se confond avec le Haut Adige, région bien connue pour être germanophone.

Cette région fait aujourd’hui partie de la République Italienne mais, à l’époque dont parle R.B., en novembre 1868, elle était sous domination autrichienne. Pour cette période, des Tyroliens italophones ça sonne bizarre. Il est invraisemblable que telle ait été l’origine des immigrants venus à Palestro. Il est plus probable qu’ils étaient originaires du Trentin zone voisine de l’Adige autour de Bolzano, territoire italophone celui-là.

Ce n’est qu’après la Grande Guerre, en 1919 donc, que l’Italie s’empara du Haut Adige, territoire d’ailleurs demeuré germanophone jusqu’à ce jour. Il résista en effet à la vaste immigration italienne que le régime mussolinien y avait organisée pour des motifs nationalistes. L’assimilation recherchée fut mise en échec et aujourd’hui nombre d’habitants de cette zone, toujours germanophone se verraient bien rattachés à l’Autriche.

Puisque la messe d’inauguration du village fut dite (le sermon) en italien, ce détail eut dû empêcher R.B. de commettre un anachronisme en parlant de Tyroliens. Mais ne soyons pas sévère. Sans doute, l’auteur n’a-t-elle fait que retranscrire les archives qu’elle a lues. Pour les scribes de l’époque : Tyrol, Haut Adige, germanophones, italophones cela devait paraître obscur et compliqué. Une vraie tchoutchouka comme l’eût dit Cagayous.

 

2e commentaire

annexe au chapitre 4


Sur le tutoiement

Lorsque quelqu’un dans l’Algérie d’antan reprochait à un Français d’Algérie de tutoyer un peu trop facilement les arabo-berbères, il révélait immédiatement, et sans évidemment en être conscient, son ignorance des réalités locales. Mgr Duval en arrivant en Algérie «s’illustra» de la sorte.

Dans un pays méditerranéen, les gens se tutoient très facilement. En Italie, par exemple, le tutoiement est de rigueur entre collègues de travail, amis des amis, voisins, paroissiens etc… Aujourd’hui encore lorsque des pieds noirs se rencontrent, comme cela nous arrive souvent, pour la première fois, dans une conférence, un colloque, une commémoration, une réunion quelconque, le tutoiement est aisé et naturel.

Il en était bien évidemment ainsi avec les Musulmans, collègues de travail, voisins, amis etc… Il en était d’autant plus facilement ainsi que la langue arabe ignore le vouvoiement. L’arabo-berbère s’adressant à un pied-noir le tutoyait donc tout naturellement. Celui-ci savait qu’il n’avait pas à s’en offusquer et tutoyait à son tour. La chose était banale, naturelle et sauf à s’adresser à des notables, elle ne posait aucun problème. Y voir aujourd’hui une familiarité déplacée reposant sur une sorte de mépris raciste est une reconstruction a posteriori, inspirée par l’européocentrisme.

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5 - Empreintes et échos

Une région bouleversée p. 142. Nous sommes en 1957.

À Palestro, se concentrent les Français et les pouvoirs... ce que résume ainsi R.B. : «une commune qui tente en fait de rattraper en quelques années comme ailleurs en Algérie, les retards accumulés vis-à-vis de la population autochtone pendant de longues décennies». Ce qui est vrai malheureusement. Mais ces retards ne sont pas dus aux Européens du coin quoiqu’on dise aujourd’hui. Néanmoins, c’est à eux qu’on les a fait payer. Injustice suprême

Palestro est élevée au rang de sous-préfecture.

Note 9 / 2 bureau / + DOP y pratiquent la torture.

Note 10. 11. 12.

Sur tous ces points, des vérifications s’imposent. La torture ne fut pas absente du conflit. Mais les adversaires de l’Armée française n’ont jamais prouvé qu’elle fût généralisée. R.B. parle en outre ici de viols. La note 14 du Père Luca demanderait ainsi que la note 15 appuyée sur Mgr Duval, dont l’objectivité est sujette à caution, de sérieuses vérifications.

On y lirait ceci : «Là où passe compagnie il ne reste plus un poulet ni une vierge. Le colonel fait le mort. [Le] capitaine de SAS tue.» (note 15). Présenter ceci comme un témoignage valide alors que le témoignage humain est des plus fragiles et alors qu’il s’agit d'affirmations, sans preuves, contre l’Armée française, est intellectuellement discutable.

R.B. écrit alors ceci : «L’existence de cette violence, arbitraire bien souvent, débridée parfois, ne peut seule rendre compte des évolutions de la population algérienne, qui tantôt paraît (sic) passive tantôt semble pencher vers la France tantôt lui préfère le FLN.» (p. 144)

L’utilisation ici des verbes paraître et sembler est remarquable. Si R.B. est contrariée par l’évolution en question, elle écrira : elle paraît passive, si elle est contrariée par son ralliement à la France, «elle semble pencher en faveur de la France».

Dans ces cas-là, il s’agit d’une illusion. C’est ce qu’elle suggère. Mais si la population préfère le FLN, faut-il comprendre que là c’est du solide ? En fait, comme elle semble tenir le FLN en estime, elle a du mal à comprendre que la population se rallie à la France.

On apprend même que les habitants de Beni-Amran (qu’elle s’obstine à écrire sans "e" pour ne pas faire comme à l’époque coloniale) se sont distingués par leur peu de soutien à la cause du FLN.

Sans doute est-ce le travail du capitaine de la SAS ? N’a-t-il pas réussi, ici, à constituer une alternative fiable aux actions des nationalistes ?

Question ? Est-ce de lui que parlait Mgr Duval précédemment ? Rappelez-vous Le capitaine de SAS tue. Tiens ! Il ne faisait pas que cela, dirait-on ! Le capitaine Bonafos est l’artisan d’une manifestation de 3 000 femmes aux Ouled Hadada. Tiens ! Là aussi les viols étaient, nous a-t-on suggéré, innombrables.

Le capitaine Bonafos demande même au sous-préfet de libérer des internés administratifs retenus pour délits mineurs. Il fait même distribuer de la semoule aux familles. R.B. en profite pour souligner que le village des Ouled Djerrah a été rasé après l’embuscade. D’après les cartes de 1853 et celle de 1959, lorsqu’on les rapproche, cette zone est devenue zone interdite entre ces deux dates. La population afflue donc dans la vallée.

Néanmoins (et, pour R.B. ce n’est pas négligeable), Omar Oussedik, chef adjoint de la W. 4, affirme que la Zone 1 s’est maintenue durant tout le conflit.

Au printemps 1958, il faut bien néanmoins le constater, de nombreux jeunes s’engagent dans les harkas ou les SAS.

Le curé (Luca ?) [17] note un accroissement des volontaires pour les forces de l’ordre, chez les indigènes. Des groupes d’autodéfense apparaissent (et non paraissent ou semblent) partout.

La réalité c’est que le FLN est vu comme l’ennemi de la paix par la population.

p. 149. Malgré cela, R.B. pense que Ali Khodja et ses «hommes» sont des sortes de héros ! Comprenne qui pourra !

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p. 151. Tout le passage sur les harkis est à lire.

De tels passages dans le livre de R.B. compensent. Elle ne veut pas qu’on lui reproche, d’ignorer délibérément les violences du FLN et ses crimes. Alors, de tels aperçus de sa part, montrent qu’elle est au courant. Ce qui ne l’empêche pas de faire preuve d’un petit a priori pour ses chers «maquisards».

 

6 - Conclusion

À propos du village de Ouled-Djerrah qui fut rasé

[souvent appelé simplement Djerrah ou Djerah]

p. 153. R.B. signale que vers 1972, le cinéma de Lakhadria (Palestro), à son ouverture, prit le nom de Djerrah. Ce village où eut lieu l’embuscade, et auquel les habitants furent associés dans la participation aux mutilations de nos soldats, a connu un destin tragique.

En effet, l’Armée française l’a détruit en rasant systématiquement les maisons qui le composaient au motif qu’il y avait responsabilité collective des habitants.

R.B. note, sans y insister d’ailleurs que le nom de Djerrah est tenu pour glorieux localement (puisqu’il fut marqué par un échec de l’armée française), mais localement seulement.

Tout au plus note-t-elle que Franz Fanon a signalé «le massacre de la population du village comme l’un des exemples emblématiques de l’inégale valeur de la vie dans l’Algérie française.» (p. 153)

Référence. Dans les Damnés de la Terre, réed. Gallimard, Folio 1991, p. 123

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une référence ?

Je cite Fanon «comptent pour du beurre, la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah (sic), le massacre des populations qui avaient précisément motivé l’embuscade».

[On ne sait pas ce que veut dire ce dernier membre de phrase, que nous soulignons].

Or, ceci mérite néanmoins quelques commentaires.

En écrivant dans son livre, p. 153, ce que Fanon a dit dans son propre ouvrage, il me semble que R.B. fait erreur. Fanon n’était pas un historien mais un agitateur politique.

Sa haine de la colonisation, et de bien d’autres choses, ne le portait pas à l’objectivité et personne ne s’en étonnera.

Mais l’historien a le devoir de respecter les faits. Or, si le village a été rasé, sa population n’a pas été massacrée. Fanon, tel qu’il l’écrit, laisse entendre que la population du village fut massacrée par les Français. Connaissait-il d’ailleurs les dessous et le contexte de cet épisode ? L’orthographe fantaisiste du nom, le fait que Fanon évite de dire Palestro, qu’il ait l’air de renverser l’ordre des facteurs et qu’il parle d’une embuscade motivée par le massacre (confusion sur le déroulement chronologique), autant d’éléments ne plaidant pas en faveur de la clarté d’analyse de l’auteur. Laissons-là ce personnage. Notons toutefois que R.B. a cru utile de le citer donnant ainsi du crédit à cette phrase de Fanon pourtant si peu historique ?

Car enfin que s’est-il passé à Ouled Djerrah après l’embuscade ? selon R.B. p. 181.

«Dans l’après-midi qui suit la découverte des cadavres français, 44 Algériens sont liquidés sommairement. La majorité de l’aveu même des autorités militaires responsables, sont des fuyards qui cherchent à échapper à l’encerclement au nord de la zone nord de l’embuscade…».

Le tir sur les fuyards dit R.B. est autorisé depuis une instruction ministérielle de 1955. Ce n’est pas exact à 100%, mais il est vrai que ceci a pu servir à camoufler des exécutions sommaires. Les militaires français engagés dans l’opération Remou [18] eurent à rechercher Artur et sa section antérieurement.

Dans le dossier I H 3452/1, il est indiqué, selon R.B., que l’on avait informé les soldats français de l’état dans lequel on avait retrouvé leurs camarades. Il semble en outre que 1/3e RIC (CR d’opération signé Peillard I H 3452/1) ait découvert un charnier. Aucune indication n’est donnée sur la nature de ce charnier.

Il n’en demeure pas moins - l’historienne semble le comprendre -, que l’état d’esprit des militaires français n’est pas à la gentillesse. «La discipline de feu des intéressés aura à en souffrir» et «la recommandation de ne pas tirer sur des autochtones n’ayant fait aucun acte hostile» également.

Il semble, écrit-elle, que la retenue n’ait pas été l’effet recherché dans cette opération. [19] (p. 181).



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Toutefois et même si l’historienne a raison sur ce point, 44 exécutions sommaires ce n’est pas «le massacre de la population du village» comme l’écrivit mensongèrement Fanon. R.B. aurait peut être dû prendre nettement ses distances par rapport à cette affirmation ?

N’importe quel lecteur lisant aujourd’hui qu’après l’embuscade et l’acharnement ignoble contre nos soldats, le village d’Ouled Djerrah «fut rasé», pensera que les habitants du village subirent le même sort que ceux d’Oradour.

R.B. évoque quant à elle la destruction du temple de Jérusalem par Nabuchodonosor et celle du Palais Royal de Persépolis par Alexandre.

Pourtant, et même si des excès furent commis, il est à peine nécessaire de préciser qu’en fait, il n’y eut rien de comparable. L’exécution de 44 «fuyards», avec ce que ce terme comporte d’ambigu, ne représente qu’une partie de la population. Sans doute était-ce trop. Mais laisser entendre que toute la population fut passée par les armes serait bien peu objectif.

R.B. veut ensuite à démontrer, que ces excès en retour favorisèrent finalement les maquisards lesquels, jusqu’au bout, restèrent populaires dans les montagnes. On avait cru comprendre le contraire…

Jean Monneret

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Indications bibliographiques

- Jean Noël, Journal d’un administrateur à Palestro, Ed. Baconnier, voir dans le livre p. 32 – note 50 de R. B. p. 189.

- M.Guily qui fut un des premiers présidents du CDHA, avait été administrateur à Palestro.

- Voir aussi I H 1651 (SHD) en plus de 1 H 3452.

- p. 145, indications de R.B. sur Ouled Djerrah rasé. Les cartes militaires l’indiqueraient

 


[1] Raphaëlle Branche, L'embuscade de Palestro. Algérie 1956, Armand Colin, 2010.

[2] D’autres comme Franz Farron laisseront entendre que les villageois furent massacrés, comme si tous avaient été passés par les armes. Ce qui inexact.

[3] Et alors que sont inclus dans cette nationalité putative les Musulmans hostiles au FLN même si leur hostilité va jusqu’au rejet de l’Indépendance.

[4] Le français de R.B. est parfois très moderne. Il faut sans doute comprendre ici : ignoré délibérément voire laissé de côté. Le dialecte français moderniste est truffé d’anglicismes.

[5] Tout le monde retint le nom de Palestro à l’époque mais le village le plus proche s’appelait Ouled Djerrah. Le plus étrange, c’est que ce nom signifie chirurgien en français. Pour un lieu où l’on achevait les blessés !! Quel paradoxe !

[6] Quels sont ces interdits ? fumer, priser, faire appel à la justice française. R.B. nous précise qu’il s’agit là de la vie ordinaire telle que la France coloniale l’avait organisée. Fumer, priser, aller au tribunal c’est cela en effet l’abjection coloniale.

[7] (comprendre sur les habitants).

[8] Comme à la suite de Dien Bien-Phu en Indochine par exemple.

[9] À 80 km d’Alger ( ? )

[10] On notera le pluriel prudent.

[11] R.B. ne nous dit pas lesquelles.

[12] Gratuite mais pas inutile car elle vise à terroriser les jeunes soldats du contingent. Ceci fut aussi contre-productif car sachant ce qui les attendait s’ils tombaient aux mains du FLN, ceux-ci se radicalisèrent alors que beaucoup étaient venus en Algérie avec bien des réticences. Tout ceci aggrava la violence générale. Mais après tout n’était-ce pas aussi le but du FLN : la montée aux extrêmes ?

[13] Lieu de cantonnement des militaires tués.

[14] Louis Rinn  Marabouts et Khouans.

[15] Si vivace que dans certains villages arabophones, une partie des habitants (à cette époque) parle berbère et l’autre un patois mi arabe mi kabyle que de purs arabophones comprennent mal.

[16] Julien Pitt-Revers. Cambridge. Essay on the Anthropology of the Mediterranean p. 215.

[17] Il semble que dans l’esprit de l’auteur, les témoignages des ecclésiastiques sont considérés comme particulièrement valables. Certes, ces personnes doivent être créditées a priori d’une valeur morale, mais les hommes, en matière de témoignage, ne sont pas immunisés, loin de là, contre le subjectivisme. Ils réagissent en fonction de leurs habitudes mentales et pas uniquement en fonction de ce qu’ils ont vu.

[18] Opération de recherche des soldats français et de chasse aux rebelles.

[19] Si tel fut le cas, on peut toujours estimer que la répression collective est en toute hypothèse une erreur dans ce type de guerre. En l’occurrence seul le FLN en aura tiré bénéfice. Mais il est facile d’écrire cela 56 ans après. Sur le moment et dans ce contexte les excès sont difficiles à éviter.

 

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 - sur ce livre : Blog-Notes, 23 décembre 2013

 

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28 décembre 2014

un "vaccin" colonial empoisonneur ?

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bâtiment du service de la trypanosomiase en 1955 à Bobo-Dioulasso
(Haute-Volta - actuel Burkina Faso) source :
base Ulysse Anom

 

 

Un vaccin dangereux a-t-il été administré à

des Africains par les médecins coloniaux

français entre 1948 et 1960 ?

communiqué de l'Académie française de Médecine

 

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A-t-on délibérément caché un «scandale pharmaceutique aux colonies» ? L'Académie française de Médecine a répondu le 14 novembre 2014 par un communiqué de presse.

L’Académie de médecine souhaite rétablir la vérité scientifique à ce sujet.

En ce qui concerne la lomidine, précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un vaccin. C’est un médicament antiparasitaire développé dans les années 1940, utilisé encore aujourd’hui pour le traitement de la maladie du sommeil, de la leishmaniose et de la pneumocystose. La maladie du sommeil (trypanosomiase humaine africaine) est une parasitose difficile à traiter, mais son évolution est toujours fatale sans traitement.

C’est pourquoi la lomidine a été utilisée en chimioprophylaxie, à titre protecteur ou préventif contre cette maladie transmissible, à partir de 1946 à Nola (RCA), puis au Congo, au Gabon et au Cameroun. Dans le prolongement des mesures de lutte mises en œuvre par Eugène Jamot et ses collaborateurs, les campagnes de lomidinisation menées à partir des années 1950 ont joué un rôle majeur dans le recul spectaculaire de la maladie du sommeil en interrompant la transmission du parasite dans les zones endémiques. Elles ont cependant été abandonnées parce qu’elles pouvaient masquer certaines infections débutantes.

Ces campagnes de traitement de masse ont pu avoir des effets négatifs. Ce sont notamment des infections au site de l’injection qui témoignent des difficultés à appliquer les bonnes pratiques d’hygiène sur le terrain. De tels incidents n’avaient alors rien d’exceptionnel. Le rapport bénéfice/risque des campagnes de lutte menées par les médecins du corps de santé colonial est tout autre puisque la maladie du sommeil était contrôlée dans toute l’Afrique centrale lorsque les pays affectés ont accédé à l’indépendance.

Certains aspects de la médecine coloniale peuvent être soumis aujourd’hui à une analyse critique rétrospective. Depuis toujours, la médecine progresse en tirant les leçons de ses erreurs. Mais, les effets positifs ne doivent pas être occultés.

L’Académie, qui compta parmi ses membres des pionniers et des novateurs éminents de cette médecine tropicale, ne saurait laisser ainsi dénigrer la mémoire de ces hommes qui choisirent, le plus souvent par idéal humanitaire, de s’exiler à des milliers de kilomètres de chez eux, et qui bravèrent les fièvres et les épidémies, souvent au péril de leur vie, pour soigner et faire progresser la médecine.

L’Académie de médecine exprime publiquement son indignation devant une instrumentalisation de l’histoire qui ne saurait  effacer une des périodes de l’histoire de la médecine où la France s’est particulièrement illustrée par les soins prodigués sur le terrain, la prévention des épidémies et d’aussi grandes découvertes que celle du parasite du paludisme par Laveran et du bacille de la peste par Yersin.

 

Communiqué de presse du 12 novembre 2014
source

 

* Le médicament qui devait sauver l’Afrique. Un scandale pharmaceutique aux colonies, de Guillaume Lachenal, éd. La Découverte, octobre 2014.

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Guillaume Lachenal, auteur de
Le médicament qui devait sauver l'Afrique

 

 

réponse à l'article de Catherine Simon

(Le Monde, 24 octobre 2014), refusée par

Le Monde

 Jean-Marie MILLELIRI, médecin

Milleliri 1

Milleliri 2

 

Jean-Marie Milleliri est français, médecin militaire ; spécialiste  d’épidémiologie  et  de  santé  publique ; il  a travaillé  pour l’ONUSIDA à Dakar. Il est aujourd'hui secrétaire général du G.I.S.P.E. (Groupe d'intervention en santé publique et épidémiologie).

 

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Jean-Marie Milleliri, médecin

 

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Jean-Marie Milleliri, La médecine militaire en cartes postales, 1880-1930

 

 

article de Catherine Simon, Le Monde, 24 octobre 2014

 

arrticle Le Monde sur virus bêtise coloniale
article de Catherine Simon dans Le Monde du 24 octobre 2014

 

 

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7 décembre 2018

la colonisation : une bonne affaire ? par Daniel Lefeuvre (2007)

Expo coloniale, Marseille, 1916, affiche René Lataste
Marseille, Exposition coloniale, avril-novembre 1906

 

 

la colonisation : une bonne affaire ?

Daniel LEFEUVRE (2007)

 

Indiscutablement, les enjeux économiques figurent en bonne place parmi les facteurs qui poussèrent les Européens à se lancer à la conquête du monde, et Jules Ferry professe un lieu commun lorsqu’en 1885 il lance la formule devenue célèbre : «La colonisation est fille de la politique industrielle». Qu’attend la France, qu’espèrent ses industriels, ses négociants et ses épargnants de la possession d’un empire colonial ? L’intérêt économique des colonies doit être examiné sous trois aspects principaux :

  • Dans quelle mesure celles-ci ont-elles été un réservoir de matières premières et de produits agricoles ?
  • Quels débouchés ont-elles offerts à l’industrie métropolitaine ?
  • Quels placements avantageux ont-elles permis ?

 

un réservoir de matières premières ?

Depuis le milieu du XIXe siècle, les achats de matières premières constituent une part prépondérante des importations françaises (50% en 1885, 59% en 1913, 61% en 1928, 45% en 1953) et le principal facteur du déficit récurrent de la balance commerciale. D’où l’intérêt de la conquête coloniale pour beaucoup : elle permettrait d’apporter à la France les matières premières dont elle est dépourvue ou qu’elle produit en quantité insuffisante, d’offrir des débouchés pour ses productions industrielles et des placements rémunérateurs pour ses capitaux. Mais l’empire a-t-il répondu à ces attentes ?

Des premières décennies de la révolution industrielle jusqu’à l’avènement des décolonisations, l’essentiel des importations françaises de matières premières se concentre sur six à sept produits : la houille, le coton, la laine, la soie, les oléagineux, le bois, puis, à partir de la Première Guerre mondiale, le pétrole.

Les colonies ont-elles permis de pallier ces pénuries ? S’agissant de la houille, la réponse est négative. Certes, de très riches gisements sont exploités au Tonkin, mais leur commercialisation se fait en Asie et la France continue de se fournir en Europe, auprès de la Grande-Bretagne, de la Belgique et de l’Allemagne. Que la société des charbonnages du Tonkin ait été une excellente affaire pour ses actionnaires est indiscutable, mais croire que la domination coloniale sur cette région ait allégué la contrainte énergétique de la France est un leurre.

En 1830, l’espoir de transformer l’Algérie en un immense champ de coton n’est pas absent des motivations de la conquête coloniale, et lorsque, deux ans plus tard, le débat fait rage pour savoir s’il faut étendre les premières conquêtes françaises à tout le territoire de l’ancienne Régence, la possibilité de produire sur place cette matière première que la France importe à grand frais est au cœur des débats. Mais, malgré bien des tentatives, en Algérie d’abord puis en Afrique subsaharienne - en particulier avec l’aménagement des boucles du Niger -, jamais les colonies n’ont livré plus de 18% du coton transformé en France, encore reste-t-il à examiner à quel prix. Le constat est encore plus amer pour les autres fibres textiles : pour la laine comme pour la soie, l’apport colonial a été nul ou presque.

Certes, l’empire devient, dès la fin du XIXe siècle, un réservoir important de produits pour la métropole. Le détail de ses livraisons montre qu’à l’exception des phosphates, du caoutchouc et du bois, elles portent essentiellement sur des produits agricoles : arachides, cacao, café, riz, sucre de canne et vins.

La question qui se pose alors est de savoir si la domination coloniale offrait un avantage particulier. Elle mérite d’être examinée sous trois angles :

  • la rareté des produits concernés,
  • la sécurité de l’approvisionnement
  • et le coût moindre.

À nouveau, la réponse est chaque fois négative. Si elle l’avait voulu, la France aurait pu se fournir en arachides dans les Indes anglaises, en café au Brésil ou en Gold Coast, en sucre au Brésil ou à Cuba, en cacao en Gold Coast, en caoutchouc en Malaisie, et en phosphates aux Etats-Unis. Quant aux vins que l’Algérie et la Tunisie écoulaient, entièrement ou presque, en France, sauf pendant les années 1875-1890, ils n’étaient en rien indispensables à l’économie métropolitaine, l’Italie, l’Espagne, le Portugal pouvant livrer des produits similaires.

Ainsi, et contrairement aux espoirs des «colonistes», il n’y a jamais eu de complémentarité entre les besoins essentiels de l’industrie française et les importations en provenance des colonies, à l’exception des arachides, du phosphate et du caoutchouc.

L’expérience de la Première Guerre mondiale a, par ailleurs, montré que la France ne tirait, sur le plan commercial, aucun avantage stratégique à posséder un empire colonial. Malgré les très fortes contraintes imposées aux populations colonisées, qui ont entraîné nombre de disettes, voire de famines, les importations en provenance des colonies n’ont eu qu’un caractère marginal par rapport aux livraisons des Alliés ou des pays neutres et ont, de surcroît, fortement chuté, faute de navires en nombre suffisant, par rapport à l’avant-guerre.

Enfin, contrairement à bien des idées reçues, les productions coloniales n’ont jamais été achetées à vils prix. En 1961, une étude réalisée par le ministère des Finances pour évaluer les conséquences économiques et financières de l’indépendance de l’Algérie estime que le lien colonial eut «pour conséquence de faire payer par la France la plupart des exportations algériennes à des prix de soutien sensiblement supérieurs aux cours mondiaux» ; un surprix évalué à 68%.

Et ce qui est vrai pour l’Algérie l’est pour toutes les productions de l’empire : les bananes étaient payées 20% au-dessus des cours mondiaux, les oléagineux 32%, le caoutchouc 13%. Si le commerce des phosphates d’Afrique du Nord ne bénéficia d’aucun tarif privilégié, leur exploitation, en revanche, fut l’objet de nombreuses subventions (pour le transport et la manipulation en particulier) correspondant à une ristourne de 40% du prix du produit. Le pétrole algérien, découvert en 1956, n’échappa pas à cette règle.

Comme réservoir de produits, le principal élément positif de la domination coloniale a donc été de permettre à la France de régler ses achats en francs et d’économiser ainsi de précieuses devises.

 

Expo coloniale, La Rochelle, 1927
La Rochelle, Exposition coloniale, 1927

 

un client privilégié ?

Mais l’empire a été également, et tout précocement, un client privilégié, puisque sa part dans les exportations françaises est passée, entre 1913 et 1953, de 13,73% à 37%. De plus, face aux vicissitudes des marchés étrangers, le débouché colonial a joué un rôle stabilisateur : de 1880 à 1958, les exportations vers l’empire ont progressé, en francs constants, au rythme annuel moyen de 3,8%, alors que les ventes à destination de l’étranger ne s’accroissaient que de 1%.

Pendant la grande dépression des années 1930, la stabilité des exportations vers l’empire a également permis de compenser, mais pour parti seulement, l’effondrement des ventes à l’étranger. Le raisonnement en pourcentage ne doit pas, ici, tromper : si la part de l’empire dans les exportations est passée de 13% en 1928 à 27% en 1938, il ne faut pas y voir une croissance réelle des ventes, qui tendent plutôt à stagner, mais la conséquence de l’effondrement de celles destinées à l’étranger. Tous les secteurs d’activité, au demeurant, n’ont pas tiré parti de ce repli impérial d la même manière.

Pour certains l’empire a bien constitué une planche de salut face à la fermeture des débouchés étrangers. Ainsi, de 37 000 tonnes en 1928, les exportations de tissus de coton vers l’étranger s’effondrent-elles à 4 000 tonnes en 1938, tandis que celles à destination des colonies s’élèvent de 36 000 à 43 500 tonnes. Les tissus de soie ne bénéficient pas d’une telle aubaine. Certes, la part de l’empire, marginale en 1928, représente 18% des exportations en 1938. Mais, alors que la valeur des expéditions en direction de la Grande-Bretagne recule de 1 280 millions de francs en 1928 à 300 millions de francs dix ans plus tard, les ventes aux colonies n’atteignent pas, en 1938, 180 millions de francs.

Enfin, contrairement à une idée reçue, si le marché colonial a bien été un marché protégé, cette protection était loin d’être absolue. En 1938, à l’heure de «l’autarcie» triomphante, le tiers des tissus de coton, la moitié des machines et des automobiles importées par les colonies sont de provenance étrangère.

Compagnon des mauvais jours, le débouché colonial paraît conserver ce rôle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : en 1952, il absorbe 42,2% des exportations totales de la France (27,4% en 1938). En outre, le solde positif de la balance commerciale de la France avec la zone franc (240 milliards de francs en 1952) comble une partie du déficit des échanges avec l’étranger (410 milliards). Qui se soucie alors de savoir que cet excédent est en réalité financé par des transferts massifs de capitaux publics qui permettent aux territoires d’outre-mer d’équilibrer leur balance des paiements avec la métropole ?

À partir de 1952, le débouché colonial décroche inexorablement. Certes, il continue de s’accroître (plus 55,7% en francs courants entre 1952 et 1961) mais à un rythme bien moins soutenu que celui des marchés étrangers qui augmentent dans le même temps de 218%. Cet essoufflement affecte tous les secteurs d’activité.

L’empire, désormais, est devenu la béquille des branches d’activités incapables d’affronter la concurrence internationale et l’un des facteurs qui entravent la modernisation de l’économie française. Les secteurs dynamiques de l’économie ont, avant l’indépendance des territoires coloniaux, engagé avec succès la reconversion géographique de leurs échanges, si bien que les indépendances de l’Indochine, du Maroc et de la Tunisie, puis de l’Algérie, n’affectent pas la croissance globale des exportations françaises qui augmentent de 33% entre 1952 et 1957, et de 111% entre 1957 et 1963.

Preuve que si le capitalisme français s’est appuyé, de façon sectorielle ou ponctuelle, sur le débouché colonial, ce dernier ne lui était pas indispensable.

Les ventes aux colonies se font, généralement, à des cours supérieurs à ceux pratiqués à la «grande exportation». En 1938, le quintal de produit chimique est vendu 146 francs à l’étranger et 195 francs dans l’empire, les outils respectivement 288 et 390 francs.

En 1956, la balance nette des échanges entre la métropole et les colonies, du fait des surprix acquittés par ces dernières, dégage un solde de 273 millions de francs. Si certaines entreprises bénéficient de cette véritable aubaine, il faut rappeler que, pour une part croissante, les achats des colonies reposent sur des transferts de capitaux publics de métropole, comme le constate l’ancien directeur du Trésor, François Bloch-Lainé, dans son livre La Zone franc, publié cette année-là :

  • «Le système du pacte colonial, si critiqué depuis la guerre, s’est presque renversé au bénéfice des pays d’outre-mer. Désormais, ceux-ci importent beaucoup plus en provenance de la métropole qu’ils n’exportent vers elle. La différence […] est compensée par des transferts de capitaux, pour la plupart publics, qui sont effectués dans le sens métropole/outre-mer. [… Tout se passe comme si la France fournissait les francs métropolitains qui permettent à ses correspondants d’avoir une balance profondément déséquilibrée : ainsi s’opère, aux frais de la métropole, le développement économique de tous les pays d’outre-mer, sans exception».

 

Bloch-Lainé, La Zone franc, 1956, couv

 

des placements avantageux ?

Un dernier aspect reste à examiner : les colonies ont-elles constitué un lieu privilégié et particulièrement rémunérateur pour les investisseurs ? Avec près de deux milliards de francs d’investissement direct à la veille de la Première Guerre mondiale, l’empire colonial se classe déjà au tout premier rang parmi les lieux de l’investissement privé, derrière l’Amérique latine et la Russie, mais à égalité avec l’Espagne et loin devant l’empire Ottoman. En outre, les taux de profit des sociétés coloniales se révèlent supérieurs à ceux des sociétés exerçant leur activité en métropole ou à l’étranger.

Les années 1920 prolongent cette tendance : entre créations de nouvelles sociétés et appels de celles déjà existantes, ce sont 6 746,2 millions de francs qui sont placés dans l’empire, entre 1919 et 1929, soit 67,5% du total de l’investissement direct extérieur français de cette décennie. Quant aux profits, s’ils fléchissent légèrement, ils restent cependant à des niveaux élevés.

Il serait pourtant erroné de mesurer la rentabilité de l’investissement colonial à l’aune de ces seules données.

En effet, ce qui caractérise le placement de capitaux dans les colonies, c’est l’importance des risques encourus : sur les 469 sociétés coloniales étudiées par Jacques Marseille, 182, soit 38%, ont rapidement cessé d’exister, en particulier dans le secteur minier (53%), les sociétés agricoles et les plantations (46%), engloutissant ainsi les économies de nombreux épargnants. Cependant, si, au cours de la dépression économique des années 1930, nombre de petites entreprises coloniales disparaissent, les plus importantes parviennent à subsister et même à prospérer, à l’exception toutefois des sociétés minières et des sociétés commerciales affectées par l’effondrement des cours et/ou des ventes des matières premières.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le contraste est saisissant entre le dynamisme de la croissance métropolitaine et le déclin des affaires coloniales, malgré la poussée de l’investissement public.

Le rendement des capitaux investis dans l’empire s’effondre, alors même que l’État ne ménage pas ses efforts, sous forme d’aides directes ou par de multiples dégrèvements fiscaux pour encourager l’engagement outre-mer. Parallèlement au processus de décolonisation, et même, très souvent, le précédant, on assiste donc à un désengagement massif de l’investissement privé dans les colonies. Toutefois, au moins en Algérie, ce désengagement n’est pas généralisé : préparant l’indépendance prochaine, un certain nombre d’industriels, massivement soutenus par les pouvoirs publics - notamment dans le cadre du plan de Constantine - implantant des filiales dans le pays pour ne pas perdre totalement ce marché.

Si l’on suit le grand économiste et historien de l’économie Paul Bairoch, il n’est pas exclu que l’entreprise coloniale ait nui au développement économique de la France, plus qu’il ne l’aurait favorisé.

Et, comme pour les Pays-Bas qui ont connu une accélération de leur croissance après la disparition de leurs territoires ultramarins, la perte - si tant est que le mot soit approprié - de l’empire ne s’est pas accompagné des convulsions économiques et sociales annoncées par certains. Bien au contraire, elle a entraîné une accélération de la croissance. En queue de peloton des pays de l’OCDE jusqu’en 1962, la France en rejoint la tête après cette date, qui correspond, on le sait, à l’indépendance de l’Algérie…

 

Daniel Lefeuvre, notice «Une bonne affaire ?»,
in Dictionnaire de la France coloniale,
dir. Jean-Pierre Rioux,
Flammarion, 2007, p. 483-490.

Dictionnaire France coloniale, couv

 

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Foire de Bordeaux, 1923, affiche
Foire de Bordeaux, 1923 

 

 

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10 juin 2019

Julie d'Andurain : apport à l'histoire coloniale

Julie d'Andurain et 2 couv

 

Julie d'Andurain :

apport à l'histoire coloniale

présentation succincte

Michel Renard *

 

En 1999, au centre des archives diplomatiques du Quai d’Orsay, Julie d'Andurain apprend du conservateur Pierre Fournié que les archives privées du général Gouraud viennent d'être déposées. Ce fonds représente près de 200 cartons d’archives, dont 14 000 photographies. Il est à l'origine de son diplôme d'étude approfondies (DEA), puis des recherches pour sa thèse menée sous la direction de Jacques Frémeaux.

Le général Gouraud et le «parti colonial»

C'est l'immersion dans ce fonds, mêlant documents officiels et papiers privés, qui a décidé de l'orientation des recherches de Julie d'Andurain. Dans l'étude de la figure et de l'action du général Gouraud, elle a recours à la prosopographie et se trouve confrontée à l'importance du «parti colonial» dans la carrière des officiers opérant aux colonies :

«Le général Gouraud est indissociable du "parti colonial". Dans le cadre de ma thèse, j’ai découvert en quoi Gouraud devait sa carrière à ce lobby à l’origine de la politique coloniale de la France. En retour, je commence désormais à mieux comprendre le fonctionnement de cet organisme qui reste encore quelque peu mystérieux, suscitant ça et là pas mal de fantasmes» (1).

Gouraud aux Dardanelles, 1915
le général Gouraud, aux Dardanelles, 1915

 

Capture de Samory, heurt des impérialismes

Julie d'Andurain soutient sa thèse en 2009 : Le général Gouraud, un colonial dans la Grande Guerre (2). Le texte est encore inédit ; une biographie de Gouraud a été annoncée.

En 2012, elle publie un ouvrage sur le premier temps de la carrière d'Henri Gouraud, alors capitaine, quand il opérait en Afrique : La capture de Samory (1898). L'achèvement de la conquête de l'Afrique de l'Ouest :

«Aujourd’hui oubliée, la soumission du "plus vieil ennemi de la France" dans le bassin du haut Niger, ou du "Napoléon des savanes", comme on disait également, marque la fin d’une époque : l’ère de la «course au clocher» (3) et à l’élargissement des empires s’achève alors, tandis que s’ouvrent les perspectives de développement portées par l’unification des bassins des fleuves Sénégal et Niger en un vaste marché, avec en arrière-plan le rêve récurent du transsaharien.

C’est tout l’intérêt de l’ouvrage que nous livre Julie d’Andurain (...) que d’approcher, derrière l’événement haut en couleur, les réflexions au cœur de l’historiographie récente : la colonisation au prisme des relations entre acteurs politico-militaires, ou le point de vue de la résistance africaine à la colonisation, y compris dans son contexte propre, telle la révolution Dyula (les commerçants itinérants par qui l’Islam se diffuse en Afrique occidentale) et l’examen à distance de sa légende noire ou dorée (voir le mythe de l’ascendance de Sékou Touré en Guinée ; le tout en refusant une vision téléologique de l’histoire coloniale» (4).

Cette étude utilise l'immense travail de recherche d’Yves Person (5) et fait le point sur le contexte historique ayant entraîné l’affrontement des empires : les empires africains des Toucouleurs et de Samory d’une part, et les empires coloniaux français et britanniques d’autre part.

capture de Samory, 16 octobre 1898
capture de Samory Touré ; ici avec le capitaine Gouraud, 16 octobre 1898

 

Définition du «parti colonial»

Le «lobby colonial», ou «parti colonial» était surtout connu par les travaux précurseurs d’Henri Brunschwig et de Charles-Robert Ageron qui l'avaient étudié dans sa dimension parlementaire. Pour Julie d'Andurain, le réseau qui a contribué à la mise en place d'une «France coloniale» se compose de plusieurs sous-réseaux ou plus exactement de «réseaux emboités et interdépendants les uns des autres» (6). Elle en distingue quatre :

- le premier réseau est «le groupe parlementaire qui représente tout à la fois la partie visible du lobby, la centralité et le pouvoir» (6).

- le deuxième réseau «par ordre d’importance est celui des financiers. Bailleurs de fonds initiaux du lobby, ils se structurent selon une logique parallèle à celle des parlementaires, tout en agissant de façon discrète, sinon secrète» (6).

- le troisième est «le réseau militaire qui se qualifie lui-même de «phalange coloniale» (et) est fonctionnellement chargé de la collecte, de la transmission de l’information (venue des colonies ou des territoires convoités) puis de l’action» (6).

- «le quatrième réseau qui sert de relais transmetteur avec le pouvoir parisien (est constitué par) le groupe des publicistes, lesquels se qualifient de "bulletinistes"» (6).

Le «parti colonial» : «s’est formé au tournant des années 1890 autour de quelques publicistes passionnés par la découverte du continent africain. Regroupant des hommes politiques, des financiers, des militaires au sein de comités coloniaux, ils ont rapidement gagné en puissance et en efficacité. Ainsi, ces auxiliaires de la colonisation ont-ils permis la formation d’un vaste lobby capable d’agir au plus haut niveau de l’État, jusque dans les années 1920» (6).

Dellepiane_Marseille-Exposition-Coloniale-1906

 

Contours et action du «parti colonial»

Avec son livre intitulé Colonialisme ou impérialisme ? (2017) (7), Julie d'Andurain propose une étape préalable au projet de montrer que l'expansionnisme français a été plus colonial qu'impérial. Elle présente une série d'analyses bio-bibliographiques du monde colonial français dans sa diversité : colonistes ou colonialistes (militants du fait colonial), coloniaux (fonctionnaires), colonisateurs ou colons (Français installés aux colonies) (8), sur le modèle du livre précurseur de Charles-André Julien : Les techniciens de la colonisation (1946).

Les hommes du lobby colonial

Elle range tous ces personnages en trois catégories : les doctrinaires, les politiques, les militaires.

Dans le groupe des doctrinaires, elle a retenu : Paul Dislère, Jules Harmand, Paul Leroy-Beaulieu, Jean-Marie de Lanessan, Joseph Chailley, les frères Paul et Jules Cambon, Arthur Girault, Auguste Terrier, Robert de Caix.
Dans le groupe des politiques : Gambetta, Jules Ferry et Alfred Rambaud, Gabriel Hanotaux, Félix Faure, Paul Deschanel, Théophile Delcassé, Charles-Marie Le Myre de Vilers, Eugène Étienne, Albert Sarraut.
Dans le groupe des militaires : Bugeaud, Faidherbe, Auguste Pavie, Brazza, Gallieni, Lyautey
.

Julie d'Andurain cherche à : «déterminer les interactions et les influences réciproques des principaux hommes du lobby colonial. À une analyse thématique qui a les faveurs de l'Université du fait de sa capacité à être problématisée, nous avons privilégié ici une présentation bio-bibliographique de façon à montrer davantage les proximités ou les interdépendances entre chacun des personnages.

800px-Bulletin_du_Comité_de_l'Afrique_française,_1903
bulletin du Comité de l'Afrique française,
1903

Il s'agit surtout de poser la question fondamentale de savoir comment un petit groupe d'individus déterminés a pu mettre en place une politique coloniale d'une telle ampleur alors même que les Français - on le sait aujourd'hui grâce aux travaux de Charles-Robert Ageron s'intéressaient très peu aux colonies.

La réflexion sur le «parti colonial» pose donc la question des usages du jeu démocratique sous la IIIe République, et vise plus fondamentalement à questionner la façon dont émerge et se met en place une politique de lobbying au plus haut niveau de l'État, entre 1890 et 1920» (9).

Devant la question qu'il posait en termes simples : France coloniale ou parti colonial ?, Charles-Robert Ageron était catégorique : «La réponse va de soi. Dans ses profondeurs, la France n'était pas coloniale au XIXe et au XXe siècle, quand elle a conquis un Empire dont le souvenir fascine encore les peuples étrangers. La France a été entraînée par le parti colonial qui seul, savait à peu près ce qu'il ambitionnait pour la République. C'est le parti colonial qui a voulu et qui a enfanté la France coloniale» (10).

Mais il s'était montré très prudent sur les modalités stratégiques de cette ambition :

«Que les coloniaux isolément ou regroupés dans le parti colonial soit à l'origine de nos principales prises de possession outre-mer dans la seconde moitié du XIXe siècle paraîtra peut-être une évidence. Encore conviendrait-il d'en administrer la preuve. Or, l'étude du processus de décision chère aux historiens américains, n'a pas encore retenu les historiens de la colonisation française. On ne sait pas grand-chose quant à la préparation psychologique des "décideurs", moins encore sur la mise en condition de l'opinion. Le rôle des groupes de pressions est inconnu, "l'étude des relations entre le parti colonial et les ministères reste à faire", comme le constatait, en 1973, un éminent spécialiste, Jean-Louis Miège» (11).

Stratégie impériale ou stratégie coloniale ?

Selon Julie d'Andurain : «Si on entend par stratégie la réunion et l'appropriation des moyens pour aboutir à une fin donnée, on doit considérer, au regard des parcours de ces hommes politiques, de ces publicistes et de ces militaires, qu'il a existé véritablement en France une stratégie impériale. Elle tient essentiellement dans le discours dit de la Perpendiculaire d'Eugène Étienne (10 mai 1890) qui trace non seulement les contours d'un Empire, essentiellement africain, mais aussi le programme. Le futur chef du lobby colonial réussit rapidement à mettre en œuvre des moyens importants lui permettant de voir son programme se réaliser pour partie» (12).

Eugène_Étienne_(1921)
Eugène Étienne (1844-1921)

Il ne faut pas confondre la stratégie impériale du lobby colonial et l'éventuelle stratégie de la colonisation. C'est ce que rappelle Hubert Bonin : «Julie d'Andurain insiste sur le fait qu'il n'existe pas de plan préconçu de colonisation, pas plus qu'une méthode coloniale déterminée, ce qui explique les hésitations coloniales, les erreurs, les avancées par à-coups» (13).

La même observation est retenue par Élodie Salmon dans Parlement[s], revue d'histoire politique : «S’il n’existe pas de plan préconçu pour la conquête du domaine ultramarin, ces différents parcours permettent de dessiner les contours d’une stratégie impériale française. C’est une politique de prestige, revancharde et nationaliste avant d’être économique» (14).

Quelles sont les caractéristiques de cette stratégie impériale ? Elles tiennent en quelques points de l'avis de Julie d'Andurain. D'abord sa filiation, puis sa conception algéro-centrée qui la réduisent en fait à une stratégie coloniale :

«Elle trouve son origine dans la pensée gambettiste qui renonce provisoirement à une politique continentale après Sedan pour renouer avec une politique de prestige. Mais ce choix qui adosse l'expansion à un processus revanchard sous-tendu par des rivalités nationales sinon nationalistes rend l'impérialisme français d'emblée très fragile pour la simple et bonne raison qu'il n'est ni compris ni partagé par tous les Français. Elle fait de l'impérialisme un succédané du nationalisme et transporte outre-mer les rivalités des principales nations européennes.

En outre Eugène Étienne modélise une stratégie impériale structurellement organisée autour du noyau algérien. Du fait de son magistère, il impose une stratégie qui est d'essence bien plus coloniale qu'impériale en ce qu'elle est profondément algérianiste. D'un point de vue tactique, son projet se résume longtemps à la formation autour de l'Algérie d'un hinterland le plus vaste possible par l'adjonction d'États tampons successifs. De ce fait, dès l'origine, la conception initiale de l'empire est plus africaine qu'asiatique, plus terrestre que maritime» (15).

Eugène Étienne meurt en 1921. Avec sa disparition :

«le parti colonial se retrouve pratiquement orphelin. Il n'est d'ailleurs, à cette date, plus que l'ombre de lui-même d'une part parce que la génération des fondateurs a soit disparu, soit s'est enfermée dans une posture académique peu visible, au sein de l'Académie des sciences coloniales. En outre, le lobby s'est considérablement affaibli au cours des années 1906-1908 au moment des grands débats sur les choix entre assimilation et association.
Un vrai projet global d'association compatible avec la République n'ayant pu naître, le projet d'armée coloniale n'ayant pas réellement fonctionné, le pouvoir d'Eugène Étienne a décliné inexorablement, particulièrement en Algérie où les accusations de népotisme, de dictature politique se sont multipliées. Après la guerre, Albert Sarraut [1872-1962] tente de récupérer l'héritage étienniste, mais d'emblée son réseau personnel est trop asiatique et trop peu africain pour pouvoir s'imposer, son discours indigénophile trop peu partagé pour pouvoir s'enraciner auprès des élites coloniales et des colons» (16).

Albert Sarraut, portrait
Albert Sarraut

 

Continuité historique et spatiale du fait colonial

À travers la figure du général Gouraud et des photographies qu'il a transmises, Julie d'Andurain restitue ce qu'elle appelle la «linéarité» coloniale sur l'ensemble des théâtres géographiques affectés par la colonisation quelles qu'en soient les formes.

Retrouver la continuité historique du moment colonial

«Il y a un lien - une linéarité incarnée par Henri Gouraud lui-même - entre la colonisation en Afrique noire, la colonisation de l’Afrique du nord et celle de la Syrie et du Liban pour ce qui concerne les Français. Les photographies montrent très bien que l’on se situe dans une continuité historique que l’on a parfois du mal à saisir dans le champ des études universitaires tant les analyses sont faites par aires géographiques constituées, séparées les unes des autres.

Elles permettent donc de souligner combien il faut, sur un plan épistémologique, étudier dans un même ensemble les colonies, les protectorats et les mandats. Passé par l’Afrique noire, le Maghreb et le Machrek, il ne manquerait à Gouraud a priori que l’Asie dans son parcours militaire, mais l’album montre bien comment il incarne une nouvelle forme de grandeur de la France avec sa fonction de gouverneur militaire qui l’amène à voyager à la fois en Amérique et aux Indes. Là, la figure de l’officier cède le pas à celle du diplomate et pose, à travers leur reconversion, la question de l’effacement progressif des militaires après la Première Guerre mondiale» (17).

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Gouraud, «Pour le Droit et la Civilisation», 1918

 

Le «visage républicain» de la colonisation

Parmi les officiers coloniaux et leurs différents modes d'agir, Julie d'Andurain distingue les «Soudanais», aux méthodes détestables d'une part, et les «Marocains» qui préfèrent la négociation, comme Lyautey ou Gouraud, d'autre part. Il en découle une référence au républicanisme colonial qui n'épouse pas les accusations généralisantes de certains auteurs qui pourfendent la «République coloniale» (18).

«Si l’on met à part l’engagement dans la Première Guerre mondiale, la carrière du général Gouraud s’articule autour de trois grands espaces géographiques qui se subdivisent eux-mêmes en trois grandes périodes. La première période, la plus importante en durée (1894-1905) correspond à la conquête soudanaise, c’est-à-dire à l’espace correspondant à l’ensemble de la boucle du Niger. C’est véritablement le grand moment de la conquête coloniale qui n’a pas laissé que des bons souvenirs, loin s’en faut. C’est même le plus dur de la conquête coloniale donnant lieu à des débordements de violence allant au-delà des ordres donnés par Paris (affaire Voulet-Chanoine). Elle a laissé une image détestable des coloniaux, particulièrement des "Soudanais", et ce, jusqu’à aujourd’hui. Simplement, tous les officiers coloniaux ne se ressemblent pas.

Loin de moi l’idée de présenter Henri Gouraud comme un pacifiste ; il a su en son temps faire usage de la force. Mais au cours de mes travaux, j’ai pu me rendre compte qu’il ne correspondait pas totalement à l’image du "Soudanais" : en dehors de ses premières expériences où la recherche du baptême du feu a constitué un objectif, il a été un soldat qui n’a cessé d’aller vers la surprise ou l’économie de moyens, vers l’usage du politique en lieu et place de la force. Ce positionnement ne correspond ni à de la tiédeur ou de la pusillanimité, mais à une prise en considération de la particularité du combat colonial, combat où les hommes disposent de peu de moyens militaires, de troupes éparses, alors qu’ils font face à des populations certes moins bien outillées militairement, mais numériquement très importantes.

Cela explique pourquoi Gouraud se rapproche des "Marocains" incarnés par Lyautey à partir de 1911-1912. Principal pourfendeur des "Soudanais", Lyautey prône le recours à la force, comme ultima ratio, quand la négociation n’est plus possible. Cette école coloniale a su donner un visage "républicain" à la colonisation» (18).

Michel Renard

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Musée de l'Armée, salle d'Aumale - Sahara, Sénégal et Afrique occidentale
selle et armes de Samory pris par le capitaine Gouraud en 1898

 

* Je reprends une partie de ma contribution à la page d'une encyclopédie en ligne consacrée à Julie d'Andurain. Je l'ai légèrement modifiée. Le chapitre consacré à la photographie en terrain colonial a été publié dans l'article : Henri Gouraud, photographies d'Afrique et d'Orient (2016). Michel Renard

Notes

1 - Entretien avec Julie d'Andurain, «La photographie en terrain colonial», Les clés du Moyen-Orient, 1er mars 2017. [lire]
2 - Theses.fr. [lire]
3 - La course au clocher désigne la compétition à laquelle se livrent les puissances européennes pour conquérir le plus de territoires possible, particulièrement en Afrique, à la fin du XIXe siècle.
4 - Dominique Guillemin, «Julie d’Andurain, La capture de Samory (1898). L’achèvement de la conquête de l’Afrique de l’Ouest», Revue historique des armées, n° 271, 2013, p. 134.
5 - Cf. «Yves Person», par Pierre Alexandre, Cahiers d'études africaines, n° 84, 1981, p. 614. [lire]
6 - Julie d'Andurain, «Le "parti colonial" à travers ses revues. Une culture de propagande ?» Clio Themis, revue électronique d'histoire du droit, n° 12, 2017, p. 1-11. [lire]
7 - Julie d'Andurain, Colonialisme ou impérialisme ? Le parti colonial en pensée et en action, éd. Zellige, 2017.
8 - Julie d'Andurain, Colonialisme ou impérialisme ?, 2017, p. 5.
9 - Julie d'Andurain, Colonialisme ou impérialisme ?, 2017, p. 6.
10 - Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti coloniale ?, éd. Puf, 1978, p. 297-298.
11 - Charles-Robert Ageron, France coloniale ou parti coloniale ?, éd. Puf, 1978, p. 99.
12 - Julie d'Andurain, Colonialisme ou impérialisme ?, 2017, p. 411.
13 - Hubert Bonin, L'empire colonial français : de l'histoire aux héritages, XXe-XXIe siècles, éd. Armand Colon, 2018.
14 - Élodie Salmon, Parlement(s), revue d'histoire politique, n° 28, 2018. [lire]
15 - Julie d'Andurain, Colonialisme ou impérialisme ?, 2017, p. 411-412.
16 - Julie d'Andurain, Colonialisme ou impérialisme ?, 2017, p. 327-328.
17 - Entretien avec Julie d'Andurain, «La photographie en terrain colonial», Les clés du Moyen-Orient, 1er mars 2017. [lire]
18 - Cf. La République coloniale. Essai sur une utopie, Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, 2003 : «La République ne fut pas "bafouée", trahie, trompée aux colonies, elle y imposa, bien au contraire, son utopie régénératrice, l'utopie d'une République coloniale», p. 13.


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le général Archinard et le colonel Gouraud, 1911

 

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24 juin 2019

Ces militants décoloniaux qui veulent «démétisser» l’Amérique latine, Jérôme Blanchet-Gravel

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Ces militants décoloniaux

qui veulent «démétisser» l’Amérique latine

Le hara-kiri des antiracistes du Nouveau Monde

par Jérôme Blanchet-Gravel *

 

Par «antiracisme» indigéniste, les militants décoloniaux nord-américains remettent en cause l’existence même du Nouveau Monde… qu’ils rêvent d’épurer.

Un peu partout en Occident, les théories de la décolonisation ont de plus en plus la cote. Cause ou conséquence du multiculturalisme, elles sont le nouveau jouet rhétorique des militants antiracistes. Ces théories imposent un nouvel ordre, celui du néo-révisionnisme et du déboulonnage de statues, de l’historiquement correct et de la table rase. En France, on ne compte plus le nombre de colloques et de camps d’été décoloniaux où les guerriers sociaux se ruent pour rabrouer l’Occident. Nouveau moteur du sanglot de l’homme blanc (Pascal Bruckner), plus un jour ne passe sans qu’on ne les voie poindre leur nez.

camp d'été décolonial, 2017

Les pays européens souffrent beaucoup de ce courant de pensée. Balkanisation, retour de la race, enfermement identitaire : ce ne sont que trois conséquences liées de ce nouvel ordre. Quand ce courant ne divise pas la société, il arpente le passé à la recherche des plus grands trésors de la culpabilité. De la conquête de l’Égypte à la guerre d’Algérie, tous les éléments sont bons pour convaincre les Français de leurs crimes. Des crimes qu’ils commettaient autrefois outre-mer, et qu’ils continueraient symboliquement de commettre sur leur propre territoire. Après la décolonisation des pays conquis, celle des métropoles.

Le nouveau sanglot de l’homme blanc

Les antiracistes ne parlent même plus d’exportation d’armes dans les pays moins riches, mais des institutions et de l’attitude même des Français «de souche» dans leur quotidien.

Le néo-colonialisme hexagonal serait de l’ordre de l’inconscient. Même l’architecture serait empreinte de suprématisme. La nation, la République, la laïcité : autrefois les trophées du progrès, elles seraient maintenant des signes ostentatoires de conservatisme, voire d’une tentation fasciste (!). La République est le nouvel Ancien Régime, lit-on entre les lignes. Il existait une époque où le progrès était universaliste. Il est maintenant racialiste, tribaliste et surtout décolonial.

Si ces théories font des ravages en Europe, en Amérique, elles sont carrément dévastatrices, car c’est l’existence même du Nouveau Monde qui est remise en cause. Pour bien saisir la nature d’une idéologie, il faut pousser son raisonnement jusqu’au bout. Depuis quelques années, des militants antiracistes veulent déboulonner Colomb, en guise de symbole suprême de la négation de l’Amérique. Ce continent est issu de la rencontre des peuples, mais elle irait contre le vivre-ensemble. On convient que la rencontre a été brutale, mais c’est à partir d’elle que de nouvelles sociétés sont nées.

Christophe Colomb, tablau
déboulonner Christophe Colomb ?

Les guerriers sociaux font de l’évangélisation à l’envers : ils colonisent mentalement leurs compatriotes au nom de la décolonisation. Pour parvenir à la rédemption, il faut d’abord répandre la Mauvaise Nouvelle : les Blancs sont méchants.

Dans cet esprit, un nouveau concept a été créé : celui de «territoire non cédé». En 2017, la ville de Montréal a reconnu qu’elle se trouvait sur des terres usurpées aux Indiens, ce qui ne passe même pas le test de l’histoire selon des spécialistes. Le récit de la colonisation est complexe : les Européens se sont souvent alliés avec des tribus pour en combattre d’autres. Quoi qu’il en soit, les peuples amérindiens ont été volés : il faudrait leur rendre leurs terres. Mais comment ? Pour rappel, il y a 37 millions de personnes au Canada et 327 millions aux États-Unis. L’écrasante majorité de la population n’est pas d’origine autochtone.

Les antiracistes contre 1492

De New-York à Buenos Aires, mais surtout en Amérique du Nord, les militants décoloniaux s’appuient inconsciemment sur l’écologisme, rêvant de l’eldorado biodiversitaire des Précolombiens.

À l’heure de la religion verte, ils songent à retourner à l’ère préindustrielle. Ils rêvent d’une Amérique amazonienne, d’un continent édénique. Le mythe du bon sauvage n’a jamais été aussi présent : les Amérindiens incarneraient la pureté originelle et les Occidentaux le péché destructeur. Peu importe que les autochtones conduisent maintenant des voitures et utilisent des ordinateurs : la réalité ne compte pas dans l’imaginaire éco-romantique. La décolonisation des Amériques, c’est aussi un vaste projet de revalorisation de la nature.

Les théories de la décolonisation sont illusoires et dangereuses. Pour décoloniser les Amériques, il faudrait renvoyer les «euro-descendants» en Europe et pourquoi pas, les «afro-descendants» en Afrique, puisque leurs ancêtres ont été déplacés de force avec… la colonisation. Nous invitons les décoloniaux à prêcher par l’exemple. De même, il faudrait «démétisser» toute l’Amérique latine, séparer l’Indien de l’Espagnol dans la culture mexicaine, ce qui est impossible.

Les antiracistes rêvent de démêler des hommes au nom d’un âge d’or révolu. En Amérique, le respect des Premières Nations n’a pas besoin de s’appuyer sur cette utopie régressive. Les retours en arrière ne sont pas progressistes, surtout quand ils sont basés sur un tel désir de pureté.

Jerôme Blanchet-Gravel
Causeur.fr, 24 juin 2019
source

* Merci à Jérôme Blanchet-Gravel de nous avoir permis de reproduire son article.

 

habitant de la Floride, dessin, 1784
le mythe du bon sauvage (source Bnf, Gallica)

 

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18 juillet 2019

vers une criminalisation de la colonisation française en Agérie ? la réaction de Bernard Lugan

Mohand Ouamar Benelhaj, juillet 2019
Mohand Ouamar Benelhaj, secrétaire général des Anciens combatttants

 

vers une criminalisation

de la colonisation française en Agérie ?

la réaction de Bernard Lugan

 

Le 15 juillet 2019, L’Organisation nationale algérienne des anciens combattants, par la voix de son secrétaire général, Mohand Ouamar Benelhaj, a demandé au Parlement de son pays le vote d’une loi de «criminalisation de la colonisation française» en Algérie. Celle-ci serait la réponse à la loi française sur «les bienfaits» de la colonisation. Outre que cette loi française sur «les bienfaits» n'existe pas, il s'agit à la fois d'un gros mensonge histoirique et d'une manœuvre politique de la nomnklatura algérienne.

Bernard Lugan a réagi sur son blog.

____________________

 

«Ils sont grands que parce que nous sommes à genoux»

Cette phrase d’Etienne de la Boétie résume la relation franco-algérienne. À chaque fois qu’il est en difficulté, le «Système» algérien sort en effet le joker-martingale de l’accusation de la France, sachant qu’il sera immédiatement relayé-par les héritiers des «porteurs de valises», ethno-masochistes buvant goulûment au calice de la repentance et de la contrition.

Le 15 juillet dernier, montrant en cela qu’il n’est pas encore mentalement décolonisé, Mohand Ouamar Bennelhadj, membre essentiel du «Système» algérien puisqu’il est le secrétaire général par intérim de l’«Organisation nationale des moudjahidines», les «anciens combattants», a ainsi appelé le parlement algérien à voter une loi criminalisant la colonisation française. Il a en outre demandé que cette loi ouvre la voie à des «compensations», osant écrire que les Français ont «génocidé» les Algériens et que, après avoir pillé le pays, ils «n’ont laissé ici que des broutilles, des choses sans valeur». Ces accusations ne relèvent pas de l’anecdote.

Ce n’est pas de sa propre initiative que ce pâle apparatchik dont l’association constitue le pivot du «Système» et dévore 6% du budget de l'État - plus que ceux des ministères de l'Agriculture (5%) et de la Justice (2%) -, a lancé ces accusations gravissimes. Depuis deux ou trois semaines, acculé par la rue, le général Gaïd Salah a en effet ordonné qu’une offensive anti-française destinée à tenter de faire dévier la contestation populaire soit lancée. Face à cette véritable déclaration de guerre, le président Macron garde un étourdissant silence…

Alors, puisque, comme ils en ont hélas l’habitude, les «lapins de coursive» qui dirigent la France se tairont, il est donc nécessaire que les «réseaux sociaux» s’emparent de  l’affaire, à la fois pour exiger une réponse officielle des autorités françaises, et pour «remettre les pendules à l’heure».

la France a légué

En 1962, la France a légué à l’Algérie un héritage exceptionnel et non des «Broutilles» et des  «choses sans valeur», à savoir 54 000 kilomètres de routes et pistes (80 000 avec les pistes sahariennes), 31 routes nationales dont près de 9000 kilomètres étaient goudronnés, 4300 km de voies ferrées, 4 ports équipés aux normes internationales, 23 ports aménagés (dont 10 accessibles aux grands cargos et dont 5 qui pouvaient être desservis par des paquebots),  34 phares maritimes, une douzaine d’aérodromes principaux, des centaines d’ouvrages d’art (ponts, tunnels, viaducs, barrages etc.), des milliers de bâtiments administratifs, de casernes, de bâtiments officiels, 31 centrales hydroélectriques ou thermiques, une centaine d’industries importantes dans les secteurs de la construction, de la métallurgie, de la cimenterie etc., des milliers d’écoles, d’instituts de formations, de lycées, d’universités avec 800 000 enfants scolarisés dans 17 000 classes (soit autant d’instituteurs, dont deux-tiers de Français), un hôpital universitaire de 2000 lits à Alger, trois grands hôpitaux de chefs-lieux à Alger, Oran et Constantine, 14 hôpitaux spécialisés et 112 hôpitaux polyvalents, soit le chiffre exceptionnel d’un lit pour 300 habitants.

Sans parler d’une agriculture florissante laissée en jachère après l’indépendance, à telle enseigne qu’aujourd’hui l’Algérie doit importer du concentré de tomates, des pois chiches et de la semoule pour le couscous… Tout ce que la France légua à l’Algérie avait été construit à partir du néant, dans un pays qui n’avait jamais existé et dont même son nom lui fut donné par la France. Tout avait été payé par les impôts des Français.

Daniel Lefeuvre a montré qu’en 1959, toutes dépenses confondues, l’Algérie engloutissait 20% du budget de l’Etat français, soit davantage que les budgets additionnés de l’Education nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction et du Logement, de l’Industrie et du Commerce !  Tous les arguments permettant de réfuter la fausse histoire de l’Algérie écrite par les profiteurs du «Système» se retrouvent dans mon livre Algérie, l'histoire à l'endroit.

Bernard Lugan
18 juillet 2019

Lugan, Algérie, couv

Macron avait prépéré le terrain...

Macron, 2017, colonisation crime
Macron, à Alger le 15 février 2017

 

quelques «broutilles»

 

nouvel hôpital de Tlemcen
colonisation française : le nouvel hôpital de Tlemcen

 

collège moderne de jeunes filles à Ora
colonisation française : collège moderne de jeunes filles à Oran

 

collège technique féminin, 1959-61
colonisation française : collège technique féminin, 1949-1961

 

aérogare de Maison Blanche, Alger
colonisation française : aérogare de Maison Blanche, Alger

 

paquebot dans le port d'Alger
colonisation française : paquepot dans le port d'Alger

 

 

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19 août 2019

le massacre oublié du 5 juillet 1962 à Oran : film diffusé sur FR3 le 5 septembre 2019

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le massacre oublié du 5 juillet 1962 à Oran :

film diffusé sur FR3 le 5 septembre 2019

 

Message de Jean Monneret :

La bonne nouvelle est enfin arrivée: le film de Benamou/ Deniau auquel j'ai participé comme conseiller sera diffusé le 5 septembre à 23 heures sur FR3. Le sujet en est Le massacre oublié du 5 juillet 1962 à Oran.

Ceci est une première brêche dans le mur du silence organisé autour de cette tragédie. Il y en aura d'autres si nous agissons comme il convient.

Certains le trouveront insuffisant et se répandront en malédictions contre ceux qui n'auront pas, à leurs yeux, dit les choses comme il le souhaitaient. D'autres nous traiteront de nostalgiques, de colonialistes et de tous les épithètes malsonnantes qu'ils attribuent à ceux qui ne partagent pas leurs vues. 

Évitons les attitudes simplistes : ce film est le premier pas d'une longue marche. Tel qu'il est, il va déranger beaucoup de bien-pensants parmi les amis du FLN, essayons d'avancer dans la voie de la vérité historique  et même de la justice, si elle peut encore s'exercer après tant d'années de censure, de mépris et de Raison d'État. Ce film doit être vu connu et défendu. Plus on en parlera, plus nous pourrons faire avancer la connaissance de ce qui fut notre drame.

 

 

 

  • voir aussi : guerre d'Algérie : la raison d'État occulte toujours les morts et les disparus (Michel Renard) [lire]
  • voir aussi : annonce sur le site du CDHA [lire]

 

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14 janvier 2020

colonisation : un bilan d'une brève parenthèse dans l'histoire de l'Afrique, Bernard Lugan

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colonisation : un bilan d'une brève parenthèse

dans l'histoire de l'Afrique

par Bernard Lugan

 

La chaîne Arte [décembre 2019] vient de se surpasser dans le commerce de l’insupportable escroquerie historique qu’est la «légende noire» de la colonisation. Or, le bilan colonial ne pourra jamais être fait avec des invectives, des raccourcis, des manipulations et des mensonges.

Regardons la réalité bien en face : la colonisation ne fut qu’une brève parenthèse dans la longue histoire de l’Afrique. Jusque dans les années 1880, et cela à l’exception de l’Algérie, du Cap de Bonne Espérance et de quelques comptoirs littoraux, les Européens s’étaient en effet tenus à l’écart du continent africain. Le mouvement des indépendances ayant débuté durant la décennie 1950, le XXe siècle a donc connu à la fois la colonisation et la décolonisation.

Quel bilan honnête est-il possible de faire de cette brève période qui ne fut qu’un éclair dans la longue histoire de l’Afrique ? Mes arguments sont connus car je les expose depuis plusieurs décennies dans mes livres, notamment dans Osons dire la vérité à l'Afrique. J’en résume une partie dans cet article.

 

1) Les aspects positifs de la colonisation pour les Africains

La colonisation apporta la paix
Durant un demi-siècle, les Africains apprirent à ne plus avoir peur du village voisin ou des razzias esclavagistes. Pour les peuples dominés ou menacés, ce fut une véritable libération. Dans toute l’Afrique australe, les peuples furent libérés de l’expansionnisme des Zulu, dans tout le Sahel, les sédentaires furent libérés de la tenaille prédatrice Touareg-Peul, dans la région tchadienne, les sédentaires furent débarrassés des razzias arabo-musulmanes, dans l’immense Nigeria, la prédation nordiste ne s’exerça plus aux dépens des Ibo et des Yoruba, cependant que dans l’actuelle Centrafrique, les raids à esclaves venus du Soudan cessèrent etc. À l’évidence, et à moins d’être d’une totale mauvaise foi, les malheureuses populations de ces régions furent clairement plus en sécurité à l’époque coloniale qu’aujourd’hui…

La colonisation n’a pas pillé l’Afrique

Durant ses quelques décennies d’existence la colonisation n’a pas pillé l’Afrique. La France s’y est même épuisée en y construisant 50.000 km de routes bitumées, 215.000 km de pistes toutes saisons, 18.000 km de voies ferrées, 63 ports équipés, 196 aérodromes, 2000 dispensaires équipés, 600 maternités, 220 hôpitaux dans lesquels les soins et les médicaments étaient gratuits.

En 1960, 3,8 millions d’enfants étaient scolarisés et dans la seule Afrique noire, 16.000 écoles primaires et 350 écoles secondaires collèges ou lycées fonctionnaient. En 1960 toujours 28.000 enseignants français, soit le huitième de tout le corps enseignant français exerçaient sur le continent africain. Pour la seule décennie 1946 à 1956, la France a, en dépenses d’infrastructures, dépensé dans son Empire, donc en pure perte pour elle, 1400 milliards de l’époque. Cette somme considérable n’aurait-elle pas été plus utile si elle avait été investie en métropole ?

En 1956, l’éditorialiste Raymond Cartier avait d’ailleurs écrit à ce sujet : 

«La Hollande a perdu ses Indes orientales dans les pires conditions et il a suffi de quelques années pour qu'elle connaisse plus d'activité et de bien-être qu’autrefois. Elle ne serait peut-être pas dans la même situation si, au lieu d’assécher son Zuyderzee et de moderniser ses usines, elle avait dû construire des chemins de fer à Java, couvrir Sumatra de barrages, subventionner les clous de girofle des Moluques et payer des allocations familiales aux polygames de Bornéo.» Et Raymond Cartier de se demander s’il n’aurait pas mieux valu «construire à Nevers l’hôpital de Lomé et à Tarbes le lycée de Bobo-Dioulasso».

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Jacques Marseille [1] a quant à lui définitivement démontré que l’Empire fut une ruine pour la France. L’État français dût en effet se substituer au capitalisme qui s’en était détourné et s’épuisa à y construire ponts, routes, ports, écoles, hôpitaux et à y subventionner des cultures dont les productions lui étaient vendues en moyenne 25% au-dessus des cours mondiaux. Ainsi, entre 1954 et 1956, sur un total de 360 milliards de ff d’importations coloniales, le surcoût pour la France fut de plus de 50 milliards.

Plus encore, à l’exception des phosphates du Maroc, des charbonnages du Tonkin et de quelques productions sectorielles, l’Empire ne fournissait rien de rare à la France. C’est ainsi qu’en 1958, 22% de toutes les importations coloniales françaises étaient constituées par le vin algérien qui était d’ailleurs payé 35 ff le litre alors qu’à qualité égale le vin espagnol ou portugais était à 19 ff.

Quant au seul soutien des cours des productions coloniales, il coûta à la France 60 milliards par an de 1956 à 1960.

Durant la période coloniale, les Africains vivaient en paix

Dans la décennie 1950, à la veille des indépendances, à l’exception de quelques foyers localisés (Madagascar, Mau-Mau, Cameroun) l’Afrique sud-saharienne était un havre de paix.

Le monde en perdition était alors l’Asie qui paraissait condamnée par de terrifiantes famines et de sanglants conflits : guerre civile chinoise, guerres de Corée, guerres d’Indochine et guerres indo-pakistanaises. En comparaison, durant la décennie 1950-1960, les habitants de l'Afrique mangeaient à leur faim, étaient gratuitement soignés et pouvaient se déplacer le long de routes ou de pistes entretenues sans risquer de se faire attaquer et rançonner. Soixante-dix ans plus tard, le contraste est saisissant : du nord au sud et de l'est à l'ouest, le continent africain est meurtri :

- Dans le cône austral, ce qui fut la puissante Afrique du Sud sombre lentement dans un chaos social duquel émergent encore quelques secteurs ultra-performants cependant que la criminalité réduit peu à peu à néant la fiction du "vivre ensemble".

- De l'Atlantique à l'océan Indien, toute la bande sahélienne est enflammée par un mouvement à la fois fondamentaliste et mafieux dont les ancrages se situent au Mali, dans le nord du Nigeria et en Somalie.

- Plus au sud, la Centrafrique a explosé cependant que l'immense RDC voit ses provinces orientales mises en coupe réglée par les supplétifs de Kigali ou de Kampala. Si nous évacuons les clichés véhiculés par les butors de la sous-culture journalistique, la réalité est que l’Afrique n’a fait que renouer avec sa longue durée historique précoloniale.

En effet, au XIXe siècle, avant la colonisation, le continent était déjà confronté à des guerres d’extermination à l’est, au sud, au centre, à l’ouest. Et, redisons-le en dépit des anathèmes, ce fut la colonisation qui y mit un terme.

Aujourd’hui, humainement, le désastre est total avec des dizaines de milliers de boat people qui se livrent au bon vouloir de gangs qui les lancent dans de mortelles traversées en direction de la "terre promise" européenne. Les crises alimentaires sont permanentes, les infrastructures de santé ont disparu comme l'a montré la tragédie d'Ebola en Afrique de l'Ouest ou la flambée de peste à Madagascar, l'insécurité est généralisée et la pauvreté atteint des niveaux sidérants.

Économiquement, et à l’exception d’enclaves dévolues à l’exportation de ressources minières confiées à des sociétés transnationales sans lien avec l’économie locale, l’Afrique est aujourd’hui largement en dehors du commerce, donc de l’économie mondiale, à telle enseigne que sur 52 pays africains, 40 ne vivent aujourd’hui que de la charité internationale

 
2) Les conséquences négatives de la colonisation

La colonisation a déstabilié les équilibres démograhiques africains

La colonisation a mis un terme aux famines et aux grandes endémies. Résultat du dévouement de la médecine coloniale, la population africaine a été multipliée par 8, une catastrophe dont l’Afrique aura du mal à se relever. En effet, le continent africain qui était un monde de basses pressions démographiques n’a pas su «digérer» la nouveauté historique qu’est la surpopulation avec toutes ses conséquences : destruction du milieu donc changements climatiques, accentuation des oppositions entre pasteurs et sédentaires, exode rural et développement de villes aussi artificielles que tentaculaires, etc.

La colonisation a donné le pouvoir aux vaincus de l’histoire africaine

En sauvant les dominés et en abaissant les dominants, la colonisation a bouleversé les rapports ethno-politiques africains. Pour établir la paix, il lui a en effet fallu casser les résistances des peuples moteurs ou acteurs de l’histoire africaine. Ce faisant, la colonisation s’est essentiellement faite au profit des vaincus de la «longue durée» africaine venus aux colonisateurs, trop heureux d’échapper à leurs maîtres noirs. Ils furent soignés, nourris, éduqués et évangélisés. Mais, pour les sauver, la colonisation bouleversa les équilibres séculaires africains car il lui fallut casser des empires et des royaumes qui étaient peut-être des «Prusse potentielles».

La décolonisation s'est faite trop vite

Ne craignons pas de le dire, la décolonisation qui fut imposée par le tandem États-Unis-Union Soviétique, s’est faite dans la précipitation et alors que les puissances coloniales n'avaient pas achevé leur entreprise de «modernisation».

Résultat, des États artificiels et sans tradition politique ont été offerts à des «nomenklatura» prédatrices qui ont détourné avec régularité tant les ressources nationales que les aides internationale. Appuyées sur l’ethno-mathématique électorale qui donne automatiquement le pouvoir aux peuples dont les femmes ont eu les ventres les plus féconds, elles ont succédé aux colonisateurs, mais sans le philanthropisme de ces derniers…

Les vraies victimes de la colonisation sont les Européens

Les anciens colonisateurs n’en finissent plus de devenir «la colonie de leurs colonies» comme le disait si justement Edouard Herriot. L’Europe qui a eu une remarquable stabilité ethnique depuis plus de 20.000 ans est en effet actuellement confrontée à une exceptionnelle migration qui y a déjà changé la nature de tous les problèmes politiques, sociaux et religieux qui s’y posaient traditionnellement.

Or, l’actuelle politique de repeuplement de l’Europe est justifiée par ses concepteurs sur le mythe historique de la culpabilité coloniale. À cet égard, la chaîne Arte vient donc d’apporter sa pierre à cette gigantesque entreprise de destruction des racines ethniques de l’Europe qui porte en elle des événements qui seront telluriques.

Bernard Lugan


[1] Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce, Paris, 1984. Dans ce livre Marseille évalue le vrai coût de l’Empire pour la France.
 
 
Plus d'informations sur le blog de Bernard Lugan

 

Arte décolonisation Afrique, déc 2019 

 

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25 juin 2020

Mohammed Harbi : «Il y a une régression culturelle immense en Algérie, on n’imagine pas l’ampleur du désastre»

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Mohammed Harbi :

«Il y a une régression culturelle immense en Algérie,

on n’imagine pas l’ampleur du désastre»

 

Mohammed Harbi, considéré comme le plus grand historien algérien, livre au journal Le Monde son analyse sur la situation politique de son pays.

Propos recueillis par Christophe Ayad
Publié le 06 décembre 2019

 

86 ans, Mohammed Harbi est le plus célèbre historien algérien. Né près de Skikda dans une famille de propriétaires terriens, il vit à Paris depuis 1973, où il publie Aux origines du FLN. Le populisme révolutionnaire en Algérie  (Christian Bourgois, 1975), premier ouvrage critique décrivant de l’intérieur le fonctionnement du parti-État. Un livre nourri par ses années de militantisme pendant la guerre (1954-1962) puis sous la présidence Ben Bella (1963-1965), lors desquelles il a exercé de hautes responsabilités avant d’être emprisonné puis assigné à résidence pendant près de huit ans.

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De nombreux autres ouvrages traitant de divers aspects de la révolution algérienne ont suivi. En 2001, Mohammed Harbi, qui se présente comme «non-croyant, non-pratiquant et marxiste libertaire», a publié le premier tome de ses Mémoires, Une vie debout (La Découverte). Ses difficultés à lire, dues à une maladie des yeux, ont retardé la rédaction de la suite. Mais il continue à suivre attentivement l’actualité algérienne et à recevoir collègues et amis. «Je suis moralement au service de l’Algérie, dit-il. Mais je l’ai perdue et j’ai perdu son peuple. Ce ne sont plus les mêmes.»

 

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  • Dans quelles conditions rejoignez-vous le FLN avant le déclenchement de la guerre d’Algérie le 1er novembre 1954 ?

Je m’étais engagé avec le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj dès 1948. Presque toute ma famille, qui avait fait le choix de « l’accommodement » [avec les autorités coloniales], était contre moi, et mon grand-oncle était vice-président de l’Assemblée algérienne. J’ai entraîné mes deux frères dans la politique. Quand j’ai échoué au baccalauréat – à cause de mes activités politiques, d’après mon père –, on m’a envoyé à Paris. J’y ai rencontré des Marocains, des Tunisiens.
J’ai été très vite absorbé par l’activisme avec l’Association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, dont j’ai rejoint le bureau. Le grand problème de l’époque, c’était la scission au sein du MTLD entre le comité central et le président du parti, Messali Hadj. Ce dernier accusait le comité central de dérive réformiste. La crise a éclaté en France en décembre 1953, puis s’est étendue en Algérie. Messali a demandé les pleins pouvoirs. Ensuite, les messalistes ont envoyé aux étudiants un commando violent. Enfin, ils ont commencé à lancer des slogans religieux. Pleins pouvoirs, islam et bagarres ? Pas question pour moi. Le comité central, pour essayer de doublerMessali, a créé un «comité révolutionnaire pour l’unité et l’action», dont l’idée était de refaire l’unité dans la lutte. C’est de là qu’est sortie l’équipe dirigeante du FLN. Moi aussi, j’étais pour la lutte armée.

  • Y avait-il un consensus sur le déclenchement de la guerre ?

Les messalistes n’étaient pas d’accord pour lancer la lutte armée dans ces conditions. Messali avait trois objectifs : mobiliser le peuple, internationaliser la question algérienne et former des cadres militaires qui reviendraient en Algérie sous l’autorité des politiques. Pour lui, il fallait s’appuyer sur le peuple plutôt que donner le pouvoir à ceux qui avaient les armes.
La conséquence a été la guerre civile entre messalistes et FLN. Le FLN a gagné. Mais toute la guerre n’a été qu’une interminable lutte de factions. Je n’ai jamais pensé que le FLN tiendrait jusqu’au bout et ne se diviserait pas. C’est la France qui nous a tenus ensemble, jusqu’à l’indépendance. Ces guerres intestines ont causé des dégâts incommensurables et donné le pouvoir à ceux qui avaient les armes.
Le FLN n’a jamais été un parti, c’était une organisation armée. Les dirigeants emprisonnés ont été pris dans les luttes intestines du dehors. Et ceux qui étaient dehors étaient des militaires. On a eu l’indépendance, mais on est sorti d’une crise pour entrer dans une autre. La militarisation de la société s’est faite à travers ces crises. Et la crise qui a lieu en ce moment n’est qu’une étape de plus. Si on était restés unis, les choses se seraient peut-être passées autrement.

  • De quand date votre divorce avec le FLN ?

Dès 1956, j’ai réalisé qu’il n’avait pas de stratégie de longue durée. Mais j’ai d’abord rompu sur la question du messalisme et de l’attitude à l’égard de la gauche. J’étais contre la guerre civile entre Algériens. C’est quelque chose que je n’ai pas admis. Ensuite, il y avait la question de la lutte armée en France : j’y étais opposé. On a caché aux militants que tous les responsables emprisonnés à la Santé et à Fresnes étaient contre, eux aussi. Ils disaient : «Attention ! ça peut être très grave pour l’immigration et pour nous.» Enfin, je m’opposais aux attentats à l’extérieur de la France, dans les pays où nous avions des amis, l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, la Suisse. Enfermer la lutte dans un cadre purement militaire, c’est tout ce qu’on veut sauf une révolution.

  • Quelle est la conséquence à long terme de la guerre avec les messalistes ?

Les messalistes et les communistes étaient les deux seules forces capables de générer une gauche. La bataille à gauche, nous l’avons perdue avant l’indépendance. Le bon grain a été lessivé pendant la guerre.

  • Pendant la guerre, avez-vous senti l’opinion française basculer en faveur de l’indépendance ou de l’arrêt de la guerre ?

Il y a eu un moment très bref, à l’occasion des élections de janvier 1956, qui ont amené Pierre Mendès France et Guy Mollet à s’allier et à gagner, pendant lequel la France a infléchi sa politique. Mais le parti colonial était très fort, il a repris la main. Les partisans de la guerre ont utilisé les oppositions internes, la guerre entre le FLN et le MNA [successeur du MTLD après 1954], etc. Ils ne voulaient pas discuter de quoi que ce soit. À partir du moment où on était en guerre, le pouvoir a été pris par les forces nationalistes. Et la principale force nationaliste en France, c’est l’armée.

  • On dit souvent que l’indépendance a été volée à l’été 1962 par l’«armée de l’extérieur» aux groupes armés de l’intérieur. Partagez-vous cette analyse ?

Ce n’est pas sérieux, ça n’a pas de sens. L’intérieur n’était pas ce qu’on voulait dire, et l’extérieur n’était pas seulement l’extérieur, c’était aussi les forces de l’intérieur bloquées hors du pays. Ils venaient du même milieu social et avaient la même vision des choses. Ceux qui avaient les armes, à l’intérieur comme à l’extérieur, estimaient que l’Algérie était à eux. Ils la voyaient comme un butin. Le vol de l’indépendance, ce n’est pas le fait de l’armée de l’extérieur, mais celui des hommes en armes qui dérobent le pays à ses habitants. Ils ont enlevé l’indépendance et la souveraineté au peuple algérien.
Dès le début, Ben Bella marchait sur des œufs. J’ai assisté à la composition du comité central par Ben Bella et Boumediene. À un moment donné, Boumediene a pris le stylo et rayé deux noms pour les remplacer par des proches. J’ai tiqué, mais je n’ai pas osé parler. Ben Bella n’a pas dit un mot. Boumediene s’est tourné vers moi, et il m’a dit : «Mohammed, ne t’occupe pas des choses des grandes personnes !» Ben Bella a laissé faire les militaires. En plus, l’opposition [de l’intérieur du FLN, dont Aït Ahmed] y a contribué en allumant des incendies qui ont donné la possibilité à l’armée de prendre les choses en main. Enfin, tous les intellectuels qui attendaient un poste ou une position ont rallié Boumediene.

 

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  • Pourquoi les jeunes manifestants du Hirak, le mouvement social en cours en Algérie, parlent aujourd’hui d’une nouvelle indépendance ?

Parce qu’on la leur a prise. Ils n’ont pas été indépendants. Ils pensent qu’à la domination française s’est substituée une domination de l’armée algérienne. Cela a débuté dès 1962. Quand les gens ont vu que les promesses du FLN n’étaient pas tenues, ils ont commencé à dire : «Comme si la France n’était pas partie.» Même s’il ne correspond pas à ma vision des choses, le «hirak» fait preuve d’une créativité, d’un dynamisme – y compris dans la destruction – que j’admire, ainsi qu’une intelligence populaire vis-à-vis de celui qui a le pouvoir. Même si les choses ne tournent pas comme ils le souhaitent, il y a dans cette vitalité les germes d’une recomposition.

  • Dans quel état était le pays à l’indépendance ? A-t-on fait table rase du legs colonial, y compris de ce qui fonctionnait ?

Cela a été mal géré, mal utilisé. En 1962, notre potentiel était faible. Une partie de ceux qui avaient fait l’apprentissage d’une société civile sont partis. Une autre partie s’est démarquée du «benbellisme» (Ferhat Abbas, Aït Ahmed, Boudiaf, Benkhedda) et s’est mise en retrait. En fait, tout était détraqué. Le monde rural était désaxé. Il n’avait plus de véritable rapport à la terre. Le principal problème, pour moi, était l’autogestion et la reconstitution de la paysannerie.

  • Vous avez passé trois années, de 1962 à 1965, dans le cœur du pouvoir. Que retirez-vous de cette expérience ? Pensiez-vous pouvoir changer les choses de l’intérieur ?

Le FLN occupait tout le terrain. S’y opposer, ce n’était pas aller en prison, mais risquer sa peau. Il était possible d’acquérir des positions productrices d’autres situations. Parfois, on gagnait du terrain, avec l’illusion que ça pouvait s’étendre. Mais ça ne s’est jamais étendu. À partir de décembre 1964, je n’y ai plu cru. J’en retire un sentiment d’échec. On n’avait pas de prise sur les décisions. Sur l’autogestion, tous les projets qu’on a présentés ont été rejetés ou pas appliqués. Je l’ai dit à Ben Bella. Il y avait deux manières d’envisager le pouvoir : soit essayer de le reconstruire par le bas, et alors il fallait être sérieux et prendre des gens convaincus ; soit continuer à rafistoler l’État colonial, comme c’était le cas, et gérer la substitution. Mais la substitution, évidemment, ne touchait pas les travailleurs.

  • Vous décrivez Ahmed Ben Bella comme un homme religieux et conservateur.

Conservateur et religieux, c’est sûr. Un jour, il m’a dit : «Si ça ne tenait qu’à moi, j’ajouterais un “m”, pour “musulmans”, à l’UGTA [Union générale des travailleurs algériens].» Mais Nasser, qui était en guerre contre les Frères musulmans, s’y opposait. Le nationalisme arabo-islamique de Ben Bella ne tenait pas compte du peuplement de l’Algérie, ni des Européens, ni des juifs non français du Sahara. Agir de la sorte, c’était mettre les autres au pied du mur. Et, en définitive, les pousser à partir.

  • Et Houari Boumediene, comment le définir ?

C’est un étatiste avec des emprunts au modèle stalinien. Mais il n’est pas religieux à la manière de Ben Bella. Il a cru dans l’expérience économique [socialiste] de l’Algérie. Je n’ai pas de respect pour lui, mais je pense qu’il était beaucoup plus lucide que ses successeurs sur les difficultés qui attendaient le pays.

  • De 1965 à 1973, vous êtes en prison puis en résidence surveillée. Comment avez-vous vécu cette période ?

Quand j’ai été arrêté, le 9 août 1965, ce n’est pas moi que l’on cherchait. Mais les putschistes ont essayé de m’enrôler à plusieurs reprises. Boumediene [devenu président de la République suite à un coup d’État en juin] a demandé à me voir. J’ai refusé. On m’a proposé une ambassade, un ministère. J’ai répondu : «Je n’ai rien à faire avec vous, vous avez pris le pouvoir, vous avez un programme, je n’y ai pas participé.» Ils ont torturé atrocement certains camarades, mais pas moi. Au début, on a souvent été déplacés, au pénitencier de Lambèse, à l’hôpital d’Annaba, dans un ancien centre de torture des Français, à la Villa Bengana à Alger, dont on a dû partir pour céder la place à Moïse Tshombé [ancien président du Katanga], puis au centre de police de Châteauneuf. En 1969, ils ont décidé de nous placer en résidence surveillée libre. J’ai été envoyé à Adrar, puis à Timimoun, dans le Sahara. À partir de 1971, j’ai pu être à Skikda, pas loin de chez moi.

  • Racontez-nous votre évasion en avril 1973...

Tout était organisé depuis la France. Des copains sont venus avec des voitures louées en Tunisie. Nous sommes sortis avec des passeports turcs récupérés dans les camps palestiniens de Beyrouth. Nous avons rejoint Tunis, puis Genève. Annette Roger – de son vrai nom Anne Beaumanoir – nous a fait traverser la frontière vers la France.

  • Comment avez-vous été accueillis par les autorités françaises ?

On nous a dit : vous avez l’asile mais pas politique, voici des cartes de travail mais tenez-vous tranquilles. Je dois reconnaître qu’on ne nous a jamais appelés pour nous reprocher quoi que ce soit. Nos communiqués étaient sourcés de Rome ou de Bruxelles [pour ne pas embarrasser Paris]. J’ai vite abandonné l’idée de créer une organisation quand il m’est apparu que la Sécurité algérienne avait envahi l’espace français. Je n’ai pas renoncé à la politique pour autant. Est-ce qu’avoir été militant, cela a été un atout ou un handicap pour l’historien que vous êtes devenu ? Pour la compréhension des choses, incontestablement un atout. Le marxisme m’a donné les outils pour appréhender mon expérience militante avec recul. Mais je ne lui reconnaissais aucun privilège exclusif dans l’approche du politique.

  • Parmi les auteurs français, qui a le mieux compris l’Algérie ? Bourdieu, Camus, d’autres ?

Bourdieu, son livre sur les travailleurs algériens est une référence, même s’il a bénéficié pour le faire de l’aide des services spéciaux. Mais il n’était pas à leur service. Ceux qui ont bien compris l’Algérie, parce qu’ils se situaient dans une perspective de changement total, ce sont les gens de Socialisme ou barbarie, avec Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, Jean-François Lyotard et Pierre Souyri. Les africanistes m’ont aussi beaucoup aidé à comprendre la complexité du politique. Le pouvoir algérien a longtemps instrumentalisé l’histoire pour se légitimer.

  • Est-ce qu’une historiographie débarrassée de l’idéologie est possible aujourd’hui en Algérie ?

Ce pouvoir n’a jamais cessé d’invoquer ses blessures sans jamais considérer celles des autres, y compris celles des victimes de la guerre civile ou des purges. Aujourd’hui, personne, parmi les candidats au pouvoir, n’en parle pour n’avoir aucun compte à rendre sur le saccage et la prédation qui ont régné depuis l’indépendance.

Il y a une régression culturelle immense en Algérie, on n’imagine pas l’ampleur du désastre. On a tué l’intelligentsia. Il n’y a pas de débat intellectuel possible. Par exemple, dans la presse, les «intellectuels» tirent leur position de la «révolution». Ils n’osent pas la mettre en cause d’une manière critique. À l’université, c’est pire encore. Et l’islamisme a aggravé les choses. Dans la jeune génération d’historiens, il y a une dizaine d’universitaires de grande classe, mais ils sont surtout à l’étranger.

  • La diaspora peut-elle jouer un rôle moteur dans l’avenir de l’Algérie ?

Oui, mais cela prendra du temps. Au Canada et aux États-Unis, il y a des jeunes qui s’engagent. En France, c’est moins le cas, car il y a toujours une peur de trahir son pays. Ceux qui ont émigré se voient reprocher d’avoir fui. L’autochtonie est devenue une condition sine qua non pour parler du pays. Les émigrés, lorsqu’ils critiquent l’Algérie, sont disqualifiés comme Algériens.

  • Est-ce que la société algérienne est aussi obsédée par la colonisation et la guerre que ses dirigeants ?

Non, je ne crois pas. Les gens rejettent ce discours officiel, mais l’idéologie nationaliste imprègne toujours leur comportement : ils ressortent un tas d’effigies de la bataille d’Alger.

  • La révolution algérienne était-elle laïque ?

Pas du tout, c’est une révolution religieuse par beaucoup d’aspects. Et les éléments venant de la gauche y ont contribué. Qui a remplacé le titre du journal Résistance par El-Mouhjahid ? C’est Abane Ramdane [l’un des principaux dirigeants politiques du FLN], qui croyait que ça donnerait plus de combativité aux gens. Il ne se rendait pas compte. Mais ce qui est en jeu, ce n’est pas tant la religion que le patriarcat. Nous ne sommes pas sortis du patriarcat. Même en Kabylie, il est plus facile de brandir le mot d’ordre de la laïcité que de l’assumer dans la lutte contre le patriarcat et pour l’égalité des femmes.

  • Comment expliquez-vous la force de la popularité soudaine du Front islamique du salut (FIS) au tournant des années 1980-1990 et la persistance de l’islamisme ?

Le fond de l’islam algérien, c’était une certaine piété, une aménité des rapports sociaux. L’islam politique a été importé en Algérie. Il a tiré sa force du rejet du FLN. Je suis allé voir les élections en 1991. Cela m’a fait penser au surgissement brutal du MTLD en 1946-1948. La présence des Français, à l’époque, a empêché les contradictions internes de dégénérer en guerre civile. Le jour des élections, en décembre 1991, j’étais à Annaba : les gens allaient se purifier au bain maure avant de voter. J’ai vu des gens pleurer. Ce caractère émotionnel, le FIS l’avait arraché au FLN.

  • Et si on avait laissé le FIS gagner ?

Ça aurait été une défaite de la démocratie et de la pensée. Mais je ne suis pas sûr que la voie suivie était la meilleure parce que, quand on sort de la politique, on transforme les gens en activistes : il n’y a plus que le fusil qui parle. En tout cas, ceux qui ont géré la crise sont responsables de la suite. Les militaires voulaient y aller de toute façon, ils avaient choisi la confrontation. Ils s’étaient déjà débarrassés de ce qui restait d’un peu socialiste en forçant Chadli [président de 1979 à 1992] à démissionner. Une fois la guerre contre le FIS gagnée, ils ont pu acheter les islamistes. Mais, pour cela, ils ont saccagé le pays, démantelé l’État et ouvert la porte à tous les appétits.

 

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11 mai 2020

la guerre d'Algérie a-t-elle été une guerre de religion ? Charles-Robert Ageron (1988)

El Moudjahid, 8 juin 1959

 

 

la guerre d'Algérie a-t-elle été une

guerre de religion ?

Charles-Robert Ageron (1988)

 

Je voudrais pour ma part m'interroger sur une question fondamentale pour notre propos et que je formulerai ainsi : les chrétiens, les juifs et les musulmans d'Algérie ont-ils ressenti – ou non – la guerre comme ayant une dimension religieuse ?

Aujourd'hui il est, je crois, de bon ton de répondre par la négative. Mais le fait n'est pas aussi évident qu'on le dit. Une approche vécue et une étude historique posent le problème.

Du côté algérien il est affirmé que cette guerre de libération nationale n'eut aucune conno­tation religieuse et que le FLN, créé par quelques révolutionnaires nationalistes très laïci­sés, se prononçait "pour une démocratie ouverte à tous sur la base de l'égalité entre Algé­riens, sans distinction de race ou de religion". Cette phrase est une citation de l'éditorial du n° 1 du journal El Moudjâhid rédigé par Abbane Ramdane.

Pourquoi El Moudjahid (djihad) et non Al Mokâfih (combattant) ?

Mais précisément l'auteur dut s'expliquer devant l'opinion internationale sur le titre choisi pour le journal du FLN. Pour­quoi El Moudjâhid, le combattant de la guerre sainte, du djihâd ? Abbane Ramdane affirmait contre l'évidence que la notion de djihâd c'est "la quintessence du patriotisme libéral et ouvert" et, avec plus de vraisemblance, que "le nom glorieux de moudjâhid" est celui-là même que le peuple a attribué "avec bon sens" aux patriotes. À quoi l'historien peut objec­ter que si le FLN a retenu ce titre et non pas celui d'Al Mokâfih (le combattant au sens laïc du terme) – titre qui sera repris plus tard par un journal communiste marocain –, ce choix est déjà en soi hautement significatif. Il confortait d'ailleurs l'appel du 1er novembre 1954 qui parlait de restaurer "un État algérien démocratique et social dans le cadre des principes islamiques".

Abbane Ramdane entendait bien en réalité retrouver et réaf­firmer l'identité musulmane de son peuple et il n'ignorait pas que les fellahs luttaient pour leur foi en se battant pour la liberté. La preuve en est que, réserve faite pour les chrétiens "frères" (engagés dans le FLN), il s'opposait au maintien de la minorité chrétienne en Algérie ; ce qu'il avoua sans fard à quelques émissaires français dont Jean-Marie Dome­nach.

Pourquoi cette intransi­geance, sinon pour des mobiles religieux ? Faut-il rappeler que l'Islam fait devoir à ses fidèles de se soustraire à la sujétion des chrétiens fût-ce par l'exil et que pour lui la seule cohabitation tolérable est celle de chrétiens ou de juifs "sujets" (dhimmi) d'un pouvoir musulman ?

Autre exemple : on se leurre souvent en France sur la signification des expressions "nation algérienne", "Peuple algérien" dans les années 193O à 1960. En fait la Nation algé­rienne se définissait en [pages 27//28] termes de religion : elle s'arrêtait pour les gens du PPA-MTLD aux frontières de la communauté arabo-musulmane. Le premier journal natio­naliste ne s'appelait-il pas Al Umma (la communauté musulmane) avant d'être retraduit en fran­çais par "nation".

 

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membres du FLN en prière

 

l'intransigeance de Ben Bella et de Bentobbal

Mieux vaudrait aussi ne pas cacher qu'un leader comme Ben Bella, pré­senté comme un militant très laïcisé, a toujours insisté pendant la guerre d'Algérie sur le caractère islamique des futures institutions politiques, ce qui sous-entendait, pour tous les Musulmans, le refus d'y faire une place aux minorités chrétienne et juive. Aussi bien con­naît-on le discours tenu aux cadres du FLN et de l'ALN en mars 1960 par un autre leader, Lakhdar Bentobbal, alors ministre du GPRA : "le peuple algérien n'acceptera jamais de pla­cer un Européen ou un Juif au sein du gouvernement ou à un poste de responsabilité".

Vis-à-vis des Juifs d'Algérie, dira-t-on que le FLN, malgré les lettres qu'il adressa "à ses chers compatriotes algériens", les ait tenus pour des concitoyens à part entière ? Il apparaît bien plutôt qu'il espérait seulement désolidariser une partie de la communauté juive de la nation française. Pour lui, le décret Crémieux de naturalisation collective des juifs algériens en 1870 n'existait pas ; cette citoyenneté octroyée par la France était de nul effet.

Dans sa perspective, les Juifs demeuraient une communauté religieuse et raciale et une minorité au même titre que les étrangers d'origine européenne (400.000 disait-il) et que les Français d'origine (également au nombre de 400.000) le Moujâhid ne reconnaissait comme juifs "algériens" que ceux qui n'avaient jamais renié leur origine algérienne en se proclamant Français ou sionistes. Tous les autres étaient des "traîtres".

Bien entendu ce langage impolitique et menaçant n'eut pas les résultats escomptés. Les Juifs d'Algérie ne renièrent pas la France et lorsque l'heure de vérité sonna aux accords d'Évian, le FLN ne parla plus des droits éventuels de ses "compatriotes juifs". II ne fut ques­tion que de la minorité française".

Quant aux Européens d'Algérie, réserve faite pour les groupes de chrétiens "engagés", leurs réactions d'ensemble pendant la guerre vis-à-vis des Musulmans (ou des "Arabes") furent en grande partie celles du rejet d'une communauté tenue pour ennemie du nom chrétien. Les prétendues "fraternités franco-musulmanes" furent une trouvaille de l'Ac­tion psychologique, non une réalité. De vieux Français d'Algérie expli­quaient aux "Francaouis" ("métropolitains naïfs") que ces soi-disants Algériens nationalistes défilaient depuis la fin des années 1930 l'index (châhad) levé comme dans la profession de foi islamique (cha­hâda) et que dans les douârs, ils allaient voter en groupe en psalmodiant des versets cora­niques. [pages 28//29]

À leurs yeux ne pouvaient être tenus pour Français que les convertis au christianisme et les naturalisés volontaires, c'est-à-dire ceux qui avaient renoncé au statut musulman.

Pour la plupart des Français d'Algérie, la guerre d'indépendan­ce et la Révolution algé­rienne n'existaient pas : il y avait seulement des "terroristes téléguidés par la Ligue arabe ou les leaders du panarabisme et des moudjahidines fanatiques qui chargeaient en criant "Allah Akbar".

 

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membres du FLN en prière

 

le sentiment que la guerre était une guerre de religion

Bien sûr, je ne dis pas qu'ils avaient raison de croire que cette guerre était essentielle­ment une guerre de religion, mais tel était leur sentiment au plus profond d'eux-mêmes. D'où leurs réactions indignées lorsqu'ils entendaient dire que des Chrétiens, voire même des évêques, pouvaient pactiser avec les fellaga et les panislamistes.

Chrétiens traditionalistes, peu informés de la position de l'Église vis-à-vis de la décoloni­sation, ils croyaient que les buts du FLN, c'étaient la destruction totale de tout ce qui était européen, la conversion forcée à l'Islam des survivants, l'instauration d'un État théocra­tique et raciste, d'un "totalitarisme médiéval", comme le leur affirmait le gouver­neur géné­ral Jacques Soustelle.

Ainsi s'explique sans doute la peur immense qui s'empara, en 1960, des Chrétiens et des Juifs auxquels le FLN proposait certes en 1961 de devenir Algériens, mais seulement "sur la base d'un patriotisme homogène et unificateur". Comment auraient-ils pu accepter de communier dans ce patriotisme fondé sur la personnalité arabo-musul­mane, dès lors surtout que leur était obstinément refusée la garantie de sauvegarde d'une double nationalité française et algérienne ?

Faut-il s'étonner que la conscience populaire des masses algériennes ait confondu natio­nalité et appartenance religieuse dès lors qu'inconsciemment peut-être la même identifica­tion inspirait à l'époque la grande majorité des Juifs et des Chrétiens d'Algérie ? Certes la Révolu­tion algérienne n'a pas été d'abord un jihâd, ni la guerre des Français une croisade.

Cela dit, la connotation religieuse de la guerre d'Algérie ne peut pas être évacuée par l'historien. Elle explique en partie l'exode massif des Juifs (les premiers à partir, dès 1961) et des Chrétiens. Elle explique aussi les débats de l'Algérie en 1963 sur le code de la natio­nalité et vingt ans après l'adoption d'un code du statut personnel qui interdit par exemple le mariage d'une Algérienne avec un non-musulman. Bref les idéologies meurent alors que les religions demeurent.

 

Charles-Robert Ageron : Une guerre religieuse ?
in : La guerre d'Algérie et les chré­tiens, sous la direction de François Bédarida et Étienne Fouilloux,
Cahier de l'Institut d'Histoire du Temps présent, n° 9 (octobre 1988), p. 27-29.
Merci à Jean-Jacques Jordi de nous avoir transmis ce texte.

 

 

sur cette question

 

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Une deuxième édition, augmentée et enrichie, du livre de Roger Vétillard va bientôt paraître.

 

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24 mai 2020

attentats commis par le FLN en métropole : 1391 morts

Aurore, 3 avril 1961, attentats FLN
L'Aurore, lundi 3 avril 1961

 

 

attentats commis par le FLN en métropole

 

Une récapitulation générale des attentats commis par le FLN, au 31 décembre 1961, donne un total de 2 153, ayant fait 1 391 morts et 1 593 blessés (1). Ce sont les Algériens qui en sont les premières victimes, avec 1 269 morts et 1 296 blessés, devant les «civils» au nombre de 75 tués et 155 blessés, les policiers ayant compté 47 morts et 142 blessés dans leurs rangs.

«Des couvre-feux à Paris en 1958 et 1961 :
une mesure importée d'Algérie pour mieux lutter contre le FLN ?»,
Sylvie Thénault, Politix, 2008/4, n° 84, p. 167 à 185. [lien vers la publication]

1) archives de la Préfecture de police, Ha 44 (sous dérogation).

 

* voir l'article : «le nombre de victimes de l'OAS».

 

art Thénault 2008

 

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5 novembre 2020

le général Maurice Faivre est mort

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la mort du général Maurice Faivre 

 

Chers Amis,

Une très triste nouvelle Le général Maurice Faivre n'est plus. Sa vie peut se résumer en trois mots : Français, Soldat, Chrétien. Français il aimait sa Patrie de tout cœur. Encore adolescent, engagé dans le scoutisme, il fut aux côtés de son père dans la Résistance.

Soldat, il combattit pour la liberté en Algérie contre le terrorisme islamiste et ensuite face au totalitarisme soviétique au sein de nos Services de Renseignements. Il s'efforça aussi de sauver ses harkis et de faciliter leur venue en France. Il fut indéfectiblement fidèle à l'honneur militaire qui commande de ne pas abandonner ses compagnons d'armes à l'ennemi.

Plus tard, historien militaire, il combattit la politique de la Repentance par laquelle certains cherchent à culpabiliser le peuple de France et à abaisser notre pays. Chrétien, il puisait en sa foi catholique l'énergie et la mesure indispensables à l'action.

Ainsi fut-il dans son secteur en Algérie de ceux qui interdisaient la torture, comme d'ailleurs 90% des cadres de notre Armée. Il montra ainsi que, d'une situation complexe, on peut toujours tenter de sortir par le haut. Sans donner de leçons, sans condamner quiconque, sans tapage ou mises en cause spectaculaires, quotidiennement et fermement, il donna l'exemple.

Un grand Monsieur nous a quittés ; il nous manquera beaucoup.

Jean Monneret 

 

 

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le général Maurice Faivre

 

 

_______________________________________

 

C'est avec beaucoup de tristesse que j'apprends la nouvelle
J'ai apprécié chez cet homme, la droiture de l'historien qu'il etait devenu.
Et aussi de son courage.
car en 2008, et alors que mon film ''Algerie, histoires à ne pas dire'' venant d'être interdit en Algérie, et qui dérangea aussitot le landernau ''anticolonialsite'', Georges Morin président de Coup de Soleil, organisa à la va vite un ''Débat''
Je n'acceptai d'y participer qu'avec la garantie que j'aurai un plus grand temps de parole, tous les autres présents à la tribune ayant des points de vue opposés au mien (Stora, Pierre Daum, Morin, Harbi) 
or Morin ne tint pas sa promesse et la salle était  bondée de ses partisans....
Maurice Faivre présent dans la salle, eut du mal à se faire entendre, face à une salle échauffée, mais il tint tête.
Il avait essayé d'opposer aux idées toutes faites, la simple réalité des chiffres.
Et je crois bien que notre estime mutuelle eut son baptême de feu ce jour là.
Jean-Pierre Lledo

 

 

 

Merci Jean Pierre de ton hommage à Maurice Faivre. Merci d'évoquer ce rude débat à l'Hôtel de Ville de Paris où des l'entrée dans l'édifice nous étions "pistés et encadrés " comme des présumés agitateurs voulant troubler" la sérénité " du débat ! !

Ce jour là Maurice Faivre calmement, avec le " sang froid" du combattant qu'il était avait distribué à tous les participants un papier qu'il avait rédigé pour d'emblée, poser certaines questions concernant le thème du débat. J'étais admiratif de le voir progresser dans la salle , chaise par chaise, pour poser son document où le remettre en mains propres même devant des réactions les plus hostiles de certains participants qui froissaient ses écrits,les jetaient à terre sans même les lire.

Je crois que ses seuls cheveux blancs ce jour-là l'avaient épargné des violences physiques et insultes que des "invités pacifistes"  voulaient lui exprimer.

Oui Maurice Faivre nous aura montré  qu'il faut se battre, tenir jusqu'au jour où la vérité des faits, notre objective vérité ne pourra plus être contestée par les mystificateurs, les menteurs patentés, les prétendus historiens des 17 octobre 61 et autres évènements qui les ont nourris avecleurs livres de  complaisance ! !

Ce qui avait fait partir B. Stora ce jour là c'était justement de révéler au public toute sa" vraie histoire" à Constantine personnelle et familiale. Il venait de dire plein d'aplomb que sa famille avait quitté cette ville "comme tous les pieds noirs en juin 1962 "  ...... alors que la connaissant bien, je savais qu'il était des septembre 1960 inscrit dans un lycée parisien((il n'avait pas 10 ans) et qu'elle l'avait rejoint début 61, comme indiqué dans le compte-rendu.


C'est de l'avoir enfermé dans ses mensonges que nous avons tous mis en doute ses vérités d'historien. On a su par la suite tout son cheminement idéologique au lycée de Saint-Germain-en-Laye où deux professeurs d'origine constantinoise ont été témoins de l'infiltration et de la propagande trotskyste, lambertiste dans ce lycée. 
Nous prions pour le repos de l'âme de Maurice Faivre, ce valeureux combattant.  
Bien cordialement,

Jean-Paul Spina

  

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4 juillet 2020

l'influence du blog "Études Coloniales"

page accueil Études Coloniales

 

 

l'influence du blog "Études Coloniales"

mentionnée sur la page d'accueil de Canalblog

 

Depuis plusieurs jours, l'article le plus consulté de la plate-forme Canalblog est celui qui retranscrit l'interview de Mohammed Harbi sur le blog Études Coloniales.

Il s'agit, bien sûr de la page d'accueil de tous mes blogs... mais les infos placées sur le côté droit ne font pas référence à ceux-ci. Elles sont édités par le staff de la plate-forme.

 

 

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page d'accueil de mes blogs sur Canalblog, le 5 juillet 2020

 

 

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27 juillet 2020

Honteux ! la réaction de Jean Monneret sur les rapports franco-algériens

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Honteux !

par Jean MONNERET

Ce qui se trame dans les rapports franco-algériens n’augure rien de bon. Emmanuel Macron a confié à l’historien d’extrême-gauche Benjamin Stora une mission «sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » Il s’agirait ni plus ni moins que de formuler des «recommandations pour la réconciliation entre les peuples français et algériens». Selon M. Macron cité par l’AFP, il s’agirait de créer la «possibilité pour notre jeunesse de sortir des conflits mémoriels». Pas moins !

De fait, Stora est considéré comme le «meilleur spécialiste de l’Algérie» Considéré par qui ? Par les media évidemment lesquels, depuis longtemps, lui donnent exclusivement la parole. Ses thèses, pourtant hautement biaisées, ne sont donc jamais contestées. Facile ainsi d’être le meilleur quand la concurrence est interdite.

Stora est connu pour avoir multiplié les écrits et les déclarations sur l’histoire de la France en Algérie. Il n’est pas excessif d’estimer qu’il se livre à un procès permanent et exclusivement à charge contre la colonisation, l’Armée Française et les Pieds-Noirs. Pour reprendre une expression de Jean Sévillia, «ses travaux ont épousé la relecture de la présence française par les mouvements indépendantistes. (Figarovox du 27/7/2020).

Stora, en opposition à Camus

Qu’on en juge : Stora a déclaré, en opposition à Camus, qu’il « n’y avait pas d’autre voie pour les Algériens (comprendre le FLN) que la violence révolutionnaire » (comprendre le terrorisme) Philosophie Magazine, Hors-Série N°) 06296. Quand on connait les méthodes du FLN, il y a de quoi s’indigner. Il a aussi affirmé à Bordeaux que la France avait perdu la guerre d’Algérie militairement. Et pour finir, il a dit aussi «qu’il ne fallait pas instrumentaliser (sic) les massacres d’Européens du 5/7/62 à Oran». Quand on sait la répugnante instrumentalisation qui est faite des morts du 17 octobre 61 à Paris, on ne peut que déplorer ce deux poids, deux mesures.

Bref, en matière de rapports franco-algériens, on voit mal ce qui oppose Stora au FLN au pouvoir à Alger, mis à part quelques légères nuances. Il est en fait, un des plus sonores hérauts de la repentance française envers l’Algérie. Cette repentance que Nicolas Sarkozy, un jour de grande inspiration, définissait justement comme « la haine de soi ».

Et du côté algérien ? Aurait-on choisi pour rencontrer Stora un interlocuteur point trop hostile à la France et capable de points de vue équilibrés ? Pensez donc! Il s’agit d’Abdelmajid Chikhi, responsable des Archives et de la Mémoire, personnage connu pour son intransigeance islamiste et sa hargne antifrançaise. Nommé le 29 avril, il a violemment attaqué la France 9 jours plus tard. Il a accusé Paris, je cite, de «livrer une lutte acharnée contre les composantes de l’identité nationale (algérienne)». Et depréciser : «la langue arabe, l’Islam et les coutumes ancestrales (sic)».

Dans ces conditions, craignons que les rencontres de cet individu avec Stora n’aboutissent à un nouvel aplatissement de la partie française, tandis que l’atmosphère expiatoire qui caractérise les échanges franco-algériens s’épaissirait encore. Comment ne pas être d’accord avec l’opinion de Jean Sévillia sur Benjamin Stora : «Il n’est pas le meilleur choix».

Jean Monneret.

 

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Abdelmajid Chikhi

 

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